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Trois femmes nues

Il y a des expériences des autres qui sont devenues les miennes, des images imprégnées à jamais, devant mes yeux. Elles ont eu un impact important dans ma vie, elles appartiennent donc à ma vie.

J’ai onze ans. La deuxième guerre mondiale vient de se terminer. Cachés et avec des fausses identités, partis loin pour que personne ne nous reconnaisse, notre cellule familiale restreinte a survécu toute une année. Je vis. Nous sommes revenus chez nous, en Transylvanie, nous avons retrouvé notre logement, même la plupart de nos meubles. Maman, papa sont avec moi.
Mais les autres ?

Le bilan est lourd.

La sœur, le frère de maman et leurs enfants, ont survécu, mais ils ont passé six mois dans les camps de concentration de Bergen-Belsen. Je ne sais rien d’eux et de leurs épreuves, ni les séquelles avec lesquelles ils resteront toute leur vie. Ils sont loin, ils vivent.

Ce n’est pas le cas des parents et de la sœur de papa, ni de ma cousine et amie d’enfance : disparus en fumée à Auschwitz. Je n’arrive pas y croire encore : ma meilleure copine, rusée, a dû survivre ! Je m’entête à le croire encore.

Hélas, Magdie n’a jamais atteint ses dix ans.

Irène, la fiancée du frère cadet de papa (qui a survécu caché dans une cave) est revenue. Elle a 19 ans, des cheveux brillants, bouclés, très courts. Elle est honteuse de ses cheveux courts : j’avais des longs cheveux, me dit-elle, avant. Avant Auschwitz.

Elle avait été emportée avec sa famille. Irène n’a plus jamais revu son père, il était déjà «vieux» avant. Il avait plus de 45 ans…

« Mais nous, me raconte-t-elle, nous avons réussi à rester ensemble. Maman, ma sœur cadette fragile et moi. Longtemps. Dans la même baraque, côte à côte. J’ai tout fait pour survivre, là. Pour toutes les trois. J’ai réussi en grande partie en coiffant les officiers femmes SS. Elles me donnaient des pelures de patates – et parfois, même une ou deux pommes de terre entières, quand elles étaient spécialement contentes du succès remporté avec leurs coiffures. Et plus tard, elles me permettaient même de choisir des chaussures et des vêtements chauds du tas.
Tas venant de ceux qui avaient été gazés. Nous savions déjà ce qui était arrivé avec ceux qu’on dirigeait vers la file de gauche. Gazés, puis brûlés. De temps en temps, le camp sentait fort…

Nous avons survécu ainsi l’hiver, le pire aussi : les « Appels » du matin. Il fallait rester debout dès l’aube, avant le travail, pendant des heures et sans broncher. Avant et pendant qu’on nous comptait. Maman était de plus en plus faible, ma sœur malade, mais j’ai réussi chaque matin à leur faire passer le cap. Et avec quelques cadeaux aux horribles « Kapos », juifs polonais ou lithuaniens, j’ai même obtenu, de temps en temps, qu’elles nous mettent un bout de viande solide ou davantage de légumes dans la soupe sinon claire. Et qu’elles nous battent moins. Nous étions ensemble, nous nous réchauffions l’une contre l’autre. Maman, ma sœur et moi.

Mais un jour, on nous ordonna de nous déshabiller et de nous mettre les unes après les autres. Un nouveau tri ! Je mis ma sœur devant, maman au milieu entre nous et moi après elles.
De loin, je voyais Mengele, grand, beau, blond, il faisait le tri, avec son fouet décidait qui irait à gauche, qui à droite. Qui serait éliminé aussitôt, à qui l’on permettrait de continuer à travailler. Nous étions nues dans la cour, près les unes des autres, à la queue leu leu. J’avais plus honte d’avoir ma tête rasée que de n’avoir rien sur moi.

Ma sœur passe. Dans la bonne file. Je respire.

Maman est maintenant devant Mengele. Elle a un mouvement de recul. Une seule hésitation a suffi et aussitôt elle est envoyée à gauche. Je regarde, épouvantée. Je n’ose rien faire. Le moindre mouvement ou réaction serait ma mort. Mengele me fait signe, suivre à droite.
Je suis derrière ma sœur. Sans maman.

— Julie, je n’ai pas osé…
— Qu’aurais-tu pu faire, dit la petite fille de onze ans.
— Je me sens coupable de n’avoir pas osé.
— Il n’y avait rien à faire, tu le sais bien.
— J’ai laissé maman partir, sans agir…

J’avais onze ans à l’époque, après la guerre, elle dix-neuf ans, nous sommes devenues amies.
Elle m’a parlé une autre fois de l’ouvrier allemand, qui lui avait donné un jour une tranche de pain beurré ; du soldat allemand qui l’avait trouvée cachée dans une tranchée lors l’évacuation d’Auschwitz : « il m’a regardée et puis poussée dans le wagon, il ne m’a pas fusillée. »

Elle ne haïssait pas les Allemands, seulement les kapos. Mais surtout, elle-même :
— Je n’ai pas osé parler, broncher, répétait-elle.

Elle recommençait à me raconter la queue, les femmes nues, le bel officier envoyant sa mère devant elle à sa mort certaine dans l’heure et elle, n’ayant même pas osé tressaillir.

Tressaillir, avait condamné sa mère.

Non ! L’officier, les nazis, l’idéologie regardant les êtres pires que des bêtes. Ce n’était pas elle qui était coupable, mais elle le ressentait ainsi, longtemps.

Cette histoire n’était pas arrivée à moi, mais à Irène, devenue mon amie, puis ma tante. Cette expérience, je la ressens encore comme si c’était arrivé à moi. On l’a ancrée en moi à mes onze ans.

Je me demandais, alors souvent : Qu’est-ce que j’ai fait pour que ma cousine Magdie ne meure pas ? Pourquoi je vis alors qu’elle, à peine un mois après notre départ de la ville, était emportée comme du bétail, déshabillée, rasée, poussée dans une « douche » où le gaz la tuait en quelques minutes ? Je me demandais si elle était morte vite, écrasée en bas du tas des êtres luttant pour une dernière bouffée d’air, une seconde de plus. Je me demandais si les Allemands ont fait du savon de ma cousine. Ont-ils utilisé ce savon pour laver leurs cheveux ?

Je ne voulais plus me déshabiller. Je ne voulais plus prendre de douche. Je craignais de fermer la porte de salle de bains. Longtemps.

J’ai entendu aussi d’autres récits d’horreur des camps d’extermination. Mon père essayant d’apprendre ce qui était arrivé à ses parents, il invitait tous les survivants pour un dîner. Même pas dix pour cent des Juifs emportés de notre ville sont revenus, sont restés vivants.

Plus tard, je n’avais plus le droit de rester à table, écouter. Mes parents ayant aperçu ma pâleur, on m’envoyait dorénavant dans ma chambre, me coucher. Je restais près de la porte vitrée séparant ma chambre et le salon, l’oreille collée contre la vitre. Souvent, je réussissais à entrouvrir la porte sans que mes parents se rendent compte. Je voulais entendre ! Comprendre. Magdi, avait-elle pu survivre ?

Seule ma future tante me racontait face à face ce qui lui était arrivé là, encore et de nouveau.

Et puis, une autre fille revint. Elle avait presque mon âge : mais c’était l’une de deux jumelles. Le ‘docteur’ Mengele aimait faire des expériences avec les jumeaux, les jumelles. Transplanter un utérus ou un bras de l’un à l’autre. Voir, observer, noter ce qui se passe avec eux. Judith (c’était son nom) survécut, mais sans pouvoir jamais avoir d’enfant à elle. Sa sœur jumelle est morte, d’une mort affreuse. Seulement quelques années plus tard, Judith a été mariée à un mari très bon mais beaucoup plus âgé qu’elle. Ils habitaient près de ma tante. Elles essayaient d’oublier. Autant que possible. Vivre.

«Mais s’ils viennent de nouveau nous prendre, je les attendrai avec un couteau aiguisé, celui-ci, je ne laisserai pas mes enfants, ma famille, être emportés comme des moutons, sans m’opposer!» disait ma tante.

Irène eut deux magnifiques filles, j’avais des nouvelles cousines, elles avaient des magnifiques cheveux longs. L’une noire, comme sa mère, l’autre un merveilleux auburn. Elles n’avaient aucune grand-mère.

Je n’avais plus Magdie, ma cousine et amie, il n’y eut ni miracle, ni le retour longtemps attendu.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

dans la vie, il y a toujours quelque chose que l'on regretera de ne pas avoir fait.
Fait plus, fait mieux ... pour éviter le pire à quelqu'un.
avec ou sans guère, et cela mine les gens. Cela restera toujous dans leur tête, toujours.
Malheureusement ....
J'espère de tout coeur que tu ne connaitras pas d'autres guerre, ici. Que nos enfants, petits enfants n'en connaitrons pas.
Mais malheureusement, les hommes (enfin, certains ...) ont dans leurs natures de guerroyer ... malheureusmenent, on voit ca partout dans le monde :-(
Et l'on craint plus pour nos enfants que nous.....
Je me rapelle mon père qui nous disait qu'il espérait "pas ca "pour nous.
A notre tour maintenent .... tout en voyant que le monde ne nous donne pas grand espoir :-(

On voit beaucoup de courage, dans tes articles, dans tes ecrits ... dans tes photos. Et la force qui est en toi, tu te l'es forgé ... là-bas...

sophos

Anonyme a dit…

[On voit beaucoup de courage, dans tes articles, dans tes ecrits ... dans tes photos. Et la force qui est en toi, tu te l'es forgé ... là-bas...]


C'est tout à fait ce que je crois aussi, je suis d'accord avec ce que raconte Sophos...

Gardons l'epoir, car sans espoir nous ne serions pas là...


Aurore.

Julie Kertesz - me - moi - jk a dit…

merci, Aurore, vos commentaires compte beaucoup pour moi et me donne envie de continuer de les mettre aussi en cette format, en plus de Retroblog!

et quelqu'un qui comprend, c'est important!

autrement moi a dit…

Se souvenir, retracer les faits, l'histoire est important... dire que nous ne voulons plus jamais cela, que nous lutterons toujours pour que ça n'arrive plus est une bonne pensée... Et pourtant, encore aujourd'hui à travers le monde des peuples entiers continuent d'être persécutés, massacrés et les mondes occidentaux, nos gouvernements ferment les yeux..