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La contrebande est dans ma tête

9 mai 1953

J’ai hélas trop de défauts dont je dois me débarrasser. Et j’en découvre tout le temps d’autres. Encore heureux que j’en connaisse certains, et même si c’est sans beaucoup de succès, j’essaie de les vaincre, mais le reste... Aujourd’hui, je me suis aperçue que j’ai beaucoup de mauvaises habitudes ressemblant à celles de notre directeur d’école. En les voyant chez un autre, je me rends mieux compte qu’ils sont beaucoup plus graves que je le pensais.

Je m’enflamme souvent pour un rien. Ce matin, j’ai discuté, disputé et en plus, j’ai regardé Tina comme elle me l’a dit “ avec les yeux d’un tueur ”, pourtant c’était elle et le directeur qui avaient raison.

Hélas trop souvent d’abord j’agis, je parle, etc. et seulement après je réfléchis, c’est un horrible défaut. énervée, je parle sans réfléchir, je réponds trop vite : “Non ! Pas vrai ! Je ne le crois pas!” et je heurte. Plus tard, quand je reconnais mes torts, je ne le dis pas aussitôt (et souvent, de toute façon ceci n’aide plus.)

Ce sont d’affreux traits de caractère, notre directeur est tout à fait comme cela. À presque toutes nos “ revendications ” il dit tout de suite “ Non! ”, “ Impossible! ” ou “ Ce n’est pas selon le Parti, de soulever cette question de cette façon!” etc., ensuite, après quelques heures ou jours, il réalise ce que nous lui demandions. Il lui faut le temps de réfléchir : je lui ressemble aussi en cela.

Bien, bonne nuit, mon journal. Je n’arrive pas à bien exprimer mes pensées, les décrire comme je les voudrais... bien parler de tout ceci n’est pas facile.

10 mai

Je suis en train de lire Allemagne le cycle de poèmes de Heine adapté par Faludy. Que c’est beau ! Je suis toute pénétrée d’eux, ils sont magnifiques. Et aussi très intéressants. Je ne sais pas quelle partie est de Heine ou de Faludy, pourtant c’est grand du début à la fin.

À la douane... de Heinrich Heine

Pendant que je me demandais

S’il existe une sortie de la boue allemande,

Des douaniers en uniforme bleu

Retournèrent ma valise
Ils étaient là droits, avec leurs visages froids Pendant que je me demandais
S’il existe une sortie de la boue allemande,
Des douaniers en uniforme bleu
Retournèrent ma valise

Ils étaient là droits, avec leurs visages froids
Au-dessus de mon linge retourné,
Cherchant des bijoux précieux,
Du vin de bourgogne et des livres à saisir,

Chers messieurs qui fouillez ma valise
Croyez-moi, votre travail est peine perdue
La contrebande que vous ne trouvez pas
La contrebande est dans mon cerveau

J'ai des dentelles, plus fines
Et piquantes que la dentelle de Bruges
Quand je vais les coudre sur vos visages
Votre peau va brûler et se détruire

J'ai apporté dans ma tête,
Des milliers de bijoux étincelants
Et leurs feux brilleront
Encore pendant des siècles

Il y a dedans un bâton pour le dos du ministre
Des pétards allumés pour les tristes oreilles
De nouvelles lumières pour les aveugles,
Et des sons déchaînés pour les sourds

Et sans qu'on puisse le voir,
Ils bouillent dans ma tête,
Mes poèmes et le vieil Aristophane
Candide et la nouvelle Héloïse.

Se pressent dans ma tête,
Comme le champagne, et bientôt
Ou plus tard, le bouchon sautera...
Au-dessus de mon linge retourné,

Cherchant des bijoux précieux,
Du vin de bourgogne et des livres à saisir,
Chers messieurs qui fouillez ma valise
Croyez-moi, votre travail est peine perdue

La contrebande que vous ne trouvez pas
La contrebande est dans mon cerveau
J'ai des dentelles, plus fines
Et piquantes que la dentelle de Bruges

Quand je vais les coudre sur vos visages
Votre peau va brûler et se détruire
J'ai apporté dans ma tête,
Des milliers de bijoux étincelants

Et leurs feux brilleront
Encore pendant des siècles
Il y a dedans un bâton pour le dos du ministre
Des pétards allumés pour les tristes oreilles

De nouvelles lumières pour les aveugles,
Et des sons déchaînés pour les sourds
Et sans qu'on puisse le voir,
Ils bouillent dans ma tête,

Mes poèmes et le vieil Aristophane
Candide et la nouvelle Héloïse.
Se pressent dans ma tête, comme le champagne,
et bientôt Ou plus tard, le bouchon sautera...

Quel bonheur pour un écrivain, un poète qu’il puisse dire ainsi : “les livres à confisquer sont dans sa tête!”

Un autre de ses plus beaux poèmes est : “ Rêve, dans un lit mou allemand. ” Et quel rêve ! Comme c’est décrit ! Je suis curieuse de savoir ce que le traducteur a ajouté.

Je vois devant moi clairement le grand salon : d’un côté Christ, Marie et les apôtres débordant d’amour et de patience ; et de l’autre les révolutionnaires, Spartacus, Christ, Voltaire et lui, Heine. Je vois l’apôtre se rapprochant de Heine, tout en jonglant avec ses bombes. Le peuple suit l’apôtre au nom de l’amour. Ensuite l’apôtre en robe pourpre sur son cheval, devenu chef enferme Heine en prison “au nom de l’amour” et le condamne à mourir sur l’échafaud. La dernière image : la place vide après le mitraillage.

Finalement, le peuple a seulement reçu un nouveau tyran.

16 mai

Que je voudrais être un peu plus belle ! Mais il est possible que ce soit surtout la confiance en moi qui me manque. Quelquefois j’en ai trop, puis pas assez.

Aujourd’hui j’ai vu le film Anna Karine. Cernesevski avait raison “le sublime réussit à exprimer plus fortement les émotions humaines ”. Anna a des sentiments plus forts que les autres femmes, sa grandeur consiste en cela. C’était bien joué, parce que j’ai réussi à le ressentir si fortement qu’à la sortie j’étais tout épuisée. Il y a quelques mois j’avais lu ce livre de Tolstoï mais je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Quel est son enseignement ?

D’abord, ce n’est pas bon pour une femme de dépendre d’un homme, parce qu’alors elle ne sera pas vraiment heureuse, même s’il l’aime. Donc : indépendance !

Cernasevski dans Que faire disait la même chose, son roman optimiste est hélas un peu trop utopique et me va bien. C’est Paul qui m’a dit la première fois que j’étais naïve et utopiste (et plein d’autres, j’y réfléchirai une autre fois). C’est probablement vrai.

Le 4e Festival International de la Jeunesse Communiste s’approche (1). Je l’attends avec impatience ! Bucarest sera beau, comme il n’a jamais été. La présence des jeunes blancs, jaunes, noirs arrivant de mille endroits, l’embellira davantage par leurs chants, leurs danses.

J’espère qu’on réussira à obtenir des vacances pour cette date et à ne pas avoir d’examens à l’université.

Mon père m’ordonne : “ Dors ! Demain à huit heures tu dois être à l’université, c’est toi qui me l’as dit ! Au lit !” Bonne nuit.


Je ne note pas qu’avant le Festival, pendant des mois nous n’avons rien trouvé dans les magasins.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

je me reconais dasn ton portrait ...
J'avoue que je suis aussi ainsi ... on me le dit aussi !
Mais pas facile de changer ;-)

Sophos

Julie Kertesz - me - moi - jk a dit…

On ne change pas tant que ca, je dirai heureusement, même si, encore heureusement on change à cause des expériences sur la route un peu et on modifie certains opinions d'alors.

Et ce poeme que j'aime tant, je me suis dit plusieurs fois, aussi quand les duaniers ont... mais n'enticipons pas.

Tes commentaires me font beaucoup de plaisir!

Anonyme a dit…

"Finalement, le peuple a seulement reçu un nouveau tyran. "

Cette ^phrase m'a beaucoup touché ... malheureusement, c'est tellement souvent le cas :-)
Après l'espoir (les politiques sont si forts ...) c'est le regard qu dit ... ca recommence ....

Sophos