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Premier journal


Mon premier journal

Budapest, 25 décembre 1944 (traduit de hongrois) 10 ans et demi

Hier nous avons fêté Noël. Je suis remplie de bonheur ! Pourtant c’est la guerre.Nous avons mis des branches de sapin sur le lampadaire, nous les avons décorées et avons ajouté des bonbons. J'ai reçu aussi beaucoup de cadeaux !!!ce journal-ci, ce crayon, une paire de pantoufles, du cuir pour une paire de chaussures, une grande luge, une paire de gants angora, un encrier, un tas d’images à découper, deux livres : les Aventures du baron Munchausen et La Grand Fête, j'ai aussi reçu une jolie boîte pour ranger mes trésors et huit mouchoirs.Je suis très heureuse !!!

L'après-midi
Depuis deux jours nous entendons le grondement des canons tellement fort que même maman les a entendus, au moins les plus violents. Voilà ce qui est arrivé cet après-midi: pendant ma gymnastique je me suis cogné la tête; j'ai presque oublié de faire le pont arrière en position debout.

Nous avons passé l’après-midi chez les Tommy (mignon a 2 ans !) parce que chez eux il fait bien chaud. (Mais je vais me coucher maintenant.)
My first journal

26 déc. 1944
Aujourd’hui c’était l’anniversaire de maman.

Le matin on m'a grondée et plus tard je me suis promenée avec papa.

J’ai constaté des choses intéressantes.

Nous habitons maintenant à la Colline des Roses, dans la rue TasSanglant. Une petite bombe est tombée devant l'église de la rue des Apôtres (mais personne n’est mort). Un obus a frappé au coin de la rue Marguerite, il a détruit les vitres et a fait tomber un peu les clôtures mais n'a pas causé d'autres dégâts.

Les russes sont déjà à 10 km, à Vallée-Tiède (je suis contente.)

Comme c'est l'anniversaire de maman, l’après-midi nous avons joué au Monopoly. C'était formidable! A la fin, le français (échappé d’Allemagne sur le Danube) a remplacé maman. Finalement, il a gagné, avec 48 mille, moi je suis restée avec 24 mille, papa seulement 20 mille forints ... en papier. C'était fantastique! ! ! ! ! !

Le soir:
Je me demande ce qu’est l'amour? Que sent-on alors dans le cœur?

Journal intime n°1 de 10 à 14 ans

Mon écriture alors et maintenant

Pages journaux : alors et maintenant. Finalement, mon écriture n'a pas changé tant que cela de 1944 jusque 2005!

Notes à partir de la cave

écrit pendant l'assaut de Budapest.
les russes envoyaient des obus, les nazis cherchaient des juifs et des alliments.
Nous étions les uns près de l'autre dans un cave à Buda (côté colines de la ville) et attendions que cela se termine tout en restant en vie.



27 décembre 1944, mercredi

9 heures du matin : Madame Kocsis entre et raconte: “ J’ai rencontré des soldats hongrois et ils m’ont dit qu'ils avaient lutté et défendu la ville toute la nuit mais ils ne vont plus la défendre. Si ça continue ainsi, à midi les russes seront ici, ils ne sont plus qu’à 2 Km et demi. » Je m'en réjouis ! Je suis tout excitée !!

9 h et demie, d’un coup, tout est devenu silencieux. On entend seulement le crépitement des mitraillettes en haut de la rue.

9 h et 35 minutes. Il n'y a plus de lumière, ni de radio. De temps en temps on entend le sifflement d'un obus. On ne peut plus passer sur les ponts du Danube. Il est possible que le grand bruit qu’on a entendu ce matin était dû à leur destruction. 9 et 37 minutes: j'ai mal au ventre!

29 déc. 1944
Cette après-midi il s'est produit une énorme explosion. C’était très intéressant!!! Un énorme boum, puis comme si des milliers et des milliers de feuilles de papier volaient partout en bas de la colline. Toute la journée on a entendu des boum, boum.

1 janvier 1945
Nous avons déménagé en bas, dans la pièce du chauffe-eau, et nous dormons habillés sur des matelas.

3 janv. 1945
Un obus a emporté le toit de notre maison. Au début c’était difficile de respirer, mais heureusement l’entrée de la cave n’a pas été obturée comme on le craignait au début. Juste des gravats, les hommes les ont dégagés vite.

4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 Jan. 1945
Quatre ou cinq obus ont frappé dans notre cour, le grand arbre détruit est tombé sur la terrasse. Quoi encore? On ne peut pas remonter pour voir.

12 janvier 1945
L'eau coulait de plus en plus des murs et du plafond, tellement, qu'il a fallu la fermer. Maintenant, il n'y a plus d'eau, non plus.


J'ai retrouvé la maison et sa cave, en piètre état, lors ma visite en 2004. On ne m'a pas laissé entrer.

La solidarité, hélas... janvier 1945

15 janv. 1945
Je voudrais trouver un compagnon aimant autant l’entente et le partage que moi.
Vive la S O L I D A R I T E !

(Après des jours et des jours de vie commune, trop près les uns des autres, des querelles éclatent dans la cave.)

18 janvier 1945
Ce midi deux soldats allemands sont entrés furtivement par la porte : ils voulaient voler. Quand on les a rencontrés, ils ont prétexté qu'ils cherchaient un logement. Ensuite, ils sont partis.
L'après-midi à trois heures, un « croix fléchée » (fasciste hongrois) est entré... Il a commencé à tirer à partir de notre fenêtre, après quoi d’un coup... on s’est retrouvé avec dix miliciens dans la maison. Enfin, ils sont partis .

19 janv. 1945
Ce matin deux grands obus ont frappé tout près. Où ?Je décrirai aussi les autres boums.

20 janv. 1945
Aujourd'hui les russes ont occupé Pest et les allemands ont fait sauter les ponts reliant Pest à Buda . Tous les ponts. C'est dommage !

23 janv. 1945
Tibi et sa mère viennent aussi d’emménager avec nous dans la cave. Cette pièce remplace aussi la cuisine, toutes les pièces.

Nous sommes neuf à dormir l’un près de l’autre, serrés sous l’escalier bétonné du trou à charbons : moi Piri, papa, maman; la propriétaire de cette villa madame Kocsis (50 ans), Juci sa bonne 30 ans et le valet Jan 22, et dorénavant, aussi Maria la femme de jardinier 24 ans et son petit fils de 2 ans.

Budapest, Hongrie, le 25 janvier 1945,
Disputes horribles! Je ne supporte plus, tous me trouvent des défauts. Ils sont bêtes, idiots, abrutis.


ajouté en 2005 :
En me rappelant peut-être de cette Maria que j’ai écrit le court roman de fiction plusieurs dizaines d’années plus tard « La princesse aux pieds nus… »

Je me suis toujours demandée par la suite : les soldats russes l’ont-ils violé ? était-elle « consentante » ? avec tous ? à cause de peur ou des menaces ? ou d’une montre offert par papa pour que la même n’arrive pas à maman ? Finalement, elle a trouvé « son lieutenant » russe et vécu avec lui pendant – combien de temps ? Celui-ci, gentil, l’a défendu contre les autres, pendant combien de temps ? Que leur est arrivé ensuite ? à l’un et à l’autre ?

le 25 janvier 1945

Budapest, Hongrie,
Disputes horribles! Je ne supporte plus, tous me trouvent des défauts. Ils sont bêtes, idiots, abrutis.


Julie n’a pas pu continuer d’écrire: c'était trop dangereux, même ses quelques lignes paraissant anodines qu’elle racontait, ses parents craignaient les nazis. Finalement les Russes sont entrés à Budapest début février et la famille a réussi (non sans mal) à s’échapper d’eux aussi (ils violaient les femmes) ; d’abord en traversant le Danube gelé en allant à Pest, partie de la ville occupée (libérée) depuis des semaines ; puis ils ont réussi retourner à Cluj, ville natale de Julie.

19 février, 1945 le matin (arrivé en Transylvanie, Roumanie)
Hier toute la journée j’ai voyagé sur la plate-forme d’une camionnette, énormément secouée. Très, très fatiguée

21 février, 1945
Enfin nous sommes arrivés à la frontière entre la Hongrie et la Roumanie.

23 février, 1945
Aujourd'hui nous sommes allés au théâtre ! (1)

29 février, 1945
Hier, toute la matinée nous avons voyagé avec le rapide et enfin, nous sommes rentrés chez nous à Kolozsvàr (maintenant puisque la Transylvanie fait partie dorénavant de la Roumanie, on l’appelle Cluj, son nom roumain.)



1. C'était la première demande de ma mère "aller voir une pièce de théatre. Mon père a demandé de visiter un restaurant et avoir un bon repas. Moi, j'étais fatiguée surtout.


Une nuit sur le quai

Souvenir

Nous sommes en 2004, fin mars, mais je vois devant moi cette scène d’arrivée à la gare de Budapest comme si s’était hier et non pas en mars 1944, il y a soixante ans.

C’était une nuit sombre et menaçante, illuminée seulement de temps en temps par les lampes de poche puissants des SS. Le silence régnait, interrompu de temps en temps par l’aboiement des chiens tenus en laisse ou ceux des officiers allemands aboyant des ordres ou posant des questions.

Le train arrivant de Transylvanie s’était déjà vidé. Nous ne le savions pas encore, mais c’était le dernier train parti de Kolozsvàr, ma ville natale, sans contrôle au départ. Ensuite, on ne permettait plus à aucun juif d’y monter.

Nous étions seuls, isolés dans le temps et empêchés de sortir de la gare.

En fait, on nous obligea à rester près de la porte de sortie du wagon d’où nous avions descendu. Maman me serrait fort la main et moi, obéissante à ce qu’elle m’avait dit, me taisais.

Me taire m’était difficile, de nature j’étais (je suis encore) bavarde. Ouverte. Mais l’ombre des gens qu’on éloigna au loin, qu’on n’avait pas laissé sortir de la gare, la main de maman tremblant sous une apparence de calme et fermeté de voix, les chiens et les hommes en uniforme aboyant, me glaça.

Je ne savais pas pourtant.

Je ne savais pas qu’à cet instant mon existence se jouait : survivrai-je jusqu’au lendemain ? Vivrai-je encore dans une mois ?

Ces quelques minutes de silence glacées me donnèrent encore soixante ans de vie. J’ai dû être toute blanche. Je ne savais pas pourtant.

Je ne savais rien de la terreur nazie dans le monde, ni des persécution des juifs. Je ne savais même pas que j’en étais une : ma mère m’avait déclaré cinq ans avant : « tu es Calviniste » et je suivais les classes du pasteur, je fêtais Noël, pendant que ma cousine Magdie, de même âge que moi, était emmenée par sa mère, sœur aînée de papa, au rabbinat et mes cousins côté maman fêtaient Hanoukka. Mon arrière-grand-mère Paula mangeait cacher, mes grands-parents n’étaient plus religieux même si grand-mère Sidonie allumait chaque vendredi soir des bougies.

"C’est au souvenir des morts, Julika", me dit-elle une fois et elle commença à les nommer. A l’époque il n’y avait plus de sept encore.

Je ne savais pas non plus que vingt-quatre heures seulement avant, les troupes allemandes ont envahi le territoire de Hongrie, pourtant « ami », auquel la Transylvanie, et Kolozsvàr, sa capitale, faisait partie (aujourd’hui devenu Cluj). Je ne savais pas non plus qu’ils sont venus pour mettre fin à la neutralité du gouvernement hongrois, empêcher le départ de ce pays de l’alliance et, surtout, mettre fin d’urgence à l’attitude trop bienveillant à leur goût de ce dernier envers les juifs.

Les juifs étaient en Hongrie, jusqu’à ce soir-là, des citoyens hongrois à part entier. La plupart entre eux complètement intégré et grand patriotes, non religieux.

Mon grand-père Emil avait lutté en 1915 dans l’armée Austro-Hongrois comme lieutenant des Ponts et Chaussés et revenu blessé à vie, fier toutefois d’avoir fait son devoir. Mon arrière arrière-grand-père maternel, père de Paula, avait reçu de l’ Empereur, à la place de titre de baron, qu’il refusa, un tuteur, l’ancien tuteur des enfants de la maison royale de Vienne. Ce tuteur enseigna dans leur domaine les nombreux fils des treize enfants et aussi Paula, curieuse, la plus petite entre eux. Mon arrière arrière-grand-père se considérait tout à fait hongrois, même si son grand-père banquier David Hirsch était arrivé en Transylvanie en venant de la France, Alsace, d’où il a dû s’enfuire avec sa grande famille devant la Terreur qui suivit la Révolution française de 1789.

Nous étions d’abord hongrois, ensuite d’origine juive.

Ou calvinistes, puisque mes parents sont devenus quand j’avais deux ans. Sur papier ou vraiment, je ne le sais pas vraiment.

Je ne savais pas encore, tremblant de fatigue et de froid sur le quai sombre de la gare non illuminée pour la préserver des bombardements anglaises, passant menaçant dans le ciel mais laissant encore rarement tomber leur obus sur la capitale hongrois. Le gouvernement hongrois « faisait semblant d’être allié avec Hitler et les Anglais faisaient semblant de bombarder ce pays » dit un livre d’histoire lu récemment.

Jusqu’à ce jour-là, le gouvernement hongrois faisait aussi semblant à s’occuper du « problème juif » dans leur pays. Pendant qu’en France on avait déjà envoyé ce qu’on a attrapé en Allemagne, qu’en Pologne tué ou déporté, mis en ghetto, tous liquidés, nous vivions, continuions nos vies comme si rien n’était. Ou presque.

Comme les Français avant la guerre, allant en vacances ne se doutant pas, ne croyant pas ce qui s’abattra sur eux.

J’ai survécu, parce que mes parents ont douté.

J’ai survécu, parce que maman était déterminée ce soir-là, auparavant et plusieurs fois elle eut le bon instinct encore. J’ai survécu, parce que papa était adroit, rusé et prévenu et un copain allemand lui avait donné des bons conseils. J’ai survécu, parce que je n’ai pas ouvert la bouche cette nuit-là même pour dire mon nom.

Magdie, mes grands-parents paternelles, presque tous les membres de ma famille restés à Kolozsvàr, deux mois plus tard n’existeront plus. Rassemblés sur le terrain d’ancien usine de briques, bourrés dans des wagons pour bestiaux, envoyés à Auschwitz, la plupart d’eux seront poussés à « faire une douche » et tué au Cyan, gazé, brûlé dans la même nuit.

Magdie n’est pas atteint ses dix ans, j’ai soixante-dix.

Mes parents ont prévenu ce qui pourrait arriver en Hongrie aussi, la mère de Magdie n’y a pas cru. Et elle refusait de nier à être juive ou ne pas inscrire sa fille pour des leçons de religion à la synagogue.

Mon père s’est procuré des papiers d’identité d’une famille à 100% chrétien de son village de naissance, une famille ayant une petite fille presque de même âge que moi.

Il aurait dû venir nous accueillir à la gare.

L’envahissement de Hongrie par les troupes allemandes l’avait surpris à Budapest. A l’époque nous habitions à Kolozsvàr. Il a appelé pendant la nuit et demanda que nous prenions le premier train du matin, sans papiers, il nous attendrait à l’arrivé avec les « bonnes. »

Il ne venait pas et ne venait pas et les SS nous interdisaient à bouger de là avant voir nos papiers. Ces papiers qui étaient avec papa. Cet époux mystique d’après eux qui n’apparaissaient pas.

Je ne comprenais rien. Mon père était toujours là à s’occuper de nous quand il le fallait.

Ma mère serra encore plus fort ma main et son regard me disait « tais-toi ! » Je ne savais pas pourquoi. Elle tremblait, craignant qu’ils aient arrêté mon père et déshabillé et ont vu qu’il était circoncis.

Nous étions peut-être pas trente minutes dans cette gare en attendant qu’un miracle arrive, quand, enfin, mon père paru de loin en agitant nos papiers. Plus tard, il raconta que les soldats ont encerclé la gare ne laissant personne y pénétrer. Finalement, il avait réussi à soudoyer un employé qui l’avait fait entrer. Mais ce soir-là, il ne dit rien. C’était maman qui parlait soudain dans la nuit silencieuse.

- Voici mon mari.

- Vous avez leurs papiers ? demanda l’officier.

Sans paroles, mon père tendit les papiers.

Une fois examinés, l’officier demanda :

- Pourquoi sont-ils chez vous ?

- C’est moi le chef de famille.

Cette réponse paru le satisfaire. On nous laissa enfin sortir de la gare. Après ce silence menaçant, libérés et éloignés des chiens et officiers aboyant, j’avais envie de parler. Papa nous a mis dans un taxi et je commençai aussitôt à l’interroger.

- Papa, pourquoi…

- Chut. Il est tard. Ferme les yeux et tais-toi.

Je ne savais pas encore qu’à ce moment-là j’ai cessé d’être Julika Kertész et avoir dix ans, que mes parents jusqu’à la fin de la guerre ne s’appelleront plus Katinka et Pista. A partir de là, nous allons vivre une année avec d’autres noms et prendre d’autres rôles. Au lieu des citadins, nous sommes devenus des « paysans réfugiés fuyant les Russes s’approchant de la Transylvanie. »

Le lendemain, loin des oreilles des inconnus, on m’explique le changement de nom.

- Pourquoi ? Nous ne sommes pas juifs.

- D’après les nouveaux décrets, tout le monde ayant au moins des grands-parents juif est considéré juif. Baptisés ou non, cela ne compte plus. Et tes grands-parents…

- Je sais. Oui. Eux, ils le sont.

- Tu t’appelleras donc Pirike et tu as onze ans dorénavant.

- Onze ?

C’était gagné. Je n’avais pas encore dix ans et j’étais ravie d’avoir subitement une année de plus. Tout me paraissait un jeux.

Je laissais derrière moi le souvenir lourd et rempli de menaces ressentis plus vagues encore que conscients et seulement une année plus tard, j’apprenais, à notre retour à Kolozsvàr, à ce que j’ai échappé. A partir de ce moment j’ai porté sur le cou une chaînette : on ne me prendra pas toute nue dans la douche comme ma cousine, alors je vivrais.

Cette chaînette ne quitta plus mon cou jusqu’à un autre départ, quand j’ai échappé encore avec ma vie sans même comprendre de nouveau vraiment la menace pesant sur moi. Mais cela, je le raconte vers la fin de ce volume, il se passera presque vingt ans plus tard. Et de nouveau, je devrais me taire pour survivre. Me taire longtemps. Maman m’a apprit à être « invisible » et sans me rendre compte cela resta en moi fort longtemps après.

Quelques mois plus tard de notre arrivé à Budapest, nous voilà cachés dans une cave. Menacés pas seulement de découverte par les SS allemands et hongrois de notre véritable identité, mais aussi des obus russes. Nous étions nombreux dans cette cave, vivant tout près les uns des autres et personne de cette villa ne savaient rien de nous.

Pour m’aider à rester silencieuse, maman m’offrit mon premier journal. Je le laisse parler avec ma voix de dix ans, cachant, même là, nos vrais identités. Je n’y ai pas mise nos noms véritables ni l’angoisse décrit qu’en cette phrase anodine après une forte pluie d’obus « et personne n’est mort. » Ce que je voulais croire.



Dans la suite de mon journal, après notre arrivé à Kolozsvàr, dorénavant Cluj, Roumanie et non plus Hongrie, nous avons retrouvé, après une année entière de départ, vécus cachés, notre ancienne appartement et la plupart des meubles aussi. Même mon arrière grand-mère, qui a survécu par miracle! Mais nous n'avons pas retrouvé la famille de mon père. Ses parents, ont été emportés à Auschwitz, et sa soeur aussi avec sa fille, Magdi, de mon âge.

Magdi avait été ma camarade de jeux depuis ma naissance presque et ma camarade de classe depuis nos six ans. Ma seule amie aussi. Je n'arrivais pas à croire qu'elle a disparu à jamais, et j'attendais, espérais, longtemps, qu'elle reviendra.

S'exprimer en vers

Tresses

15 mars 1945, Kolozsvàr (Cluj)

Pendant que je faisais de la broderie, j’ai inventé cette poésie:

Pour l'anniversaire de mon papa
Je voudrais lui offrir beaucoup de cadeaux
Mais comme de l'argent je ne peux encore gagner
Beaucoup de cadeaux je ne peux pas acheter
Alors, je voudrais pleurer, pleurer.
Je souhaite, quand même, à mon papa :
« Vis heureux et longtemps ! »

Pour l'anniversaire de ma maman
Je voudrais écrire tant de poèmes
Mais comme je ne suis pas poète
Et que je ne sais pas bien les écrire
Je ne peux que pleurer, pleurer.

C'est vrai, je ne suis pas un Petöfi*
Et je ne sais pas écrire de poésie,
Mais quand même je souhaite à ma maman:
« Aie beaucoup d’heureuses journées ! »

J’ai oublié ceci :

Et parce que Petöfi* je ne suis
J’écris ce petit poème seulement,
Que dieu bénisse mes parents
Et les fasse vivre fort longtemps.

Écrit le 15 septembre 1945 à Kolozsvàr

*Petöfi est le plus fameux poète hongrois

Je ne veux pas mourir!!!

17 septembre 1945

Je suis malade! Personne ne veut le croire. Ils se fichent de moi! Ni maman, ni papa ne m’aiment, je suis malheureuse, les gens sont bêtes!!! Ce matin est venu ici Radu (avec sa mère), il était méchant tout le temps.

Je n’aurai jamais d’enfants mauvais comme lui! Un garçon et une fille ? ou je n’aurai qu'un seul enfant? Garçon ou fille? Je ne serai pas avec mes enfants comme maman est avec moi!

Hier, j’ai joué dans une pièce de théâtre et j’ai aussi donné des conseils. Je souhaite danser dans mon tutu! Je continuerai plus tard, parce que l'écriture m'a fatiguée.

Ne vais–je pas mourir? Je vis malgré tout. Je ne veux pas mourir!!!!!!!!

La douche

Je m’en souviens… écrit en 2002
La douche

Quelques mois après la deuxième guerre mondiale, Julie pourtant en général sage, d’un jour à l’autre, refuse de prendre une douche. La douche use beaucoup moins d’eau chaude que le bain, nous n’avons pu nous procurer assez de bois, dit sa mère.

— Je me baignerai dans peu d’eau, maman.

Plus tard, sa mère se rend compte que sa fille ne ferme pas la porte de la salle de bains et quand elle ferme la porte bientôt, elle la trouve rouverte.

— Ça ne se fait pas, ma chérie, tu vas être bientôt une petite demoiselle.
— Papa n’est pas à la maison, il n’y a personne qui pourrait me voir.
— Il faut t’habituer à fermer la porte de la salle de bains quand tu es déshabillée.

Et pourquoi ne veut-elle pas se mettre complètement nue ? se demande sa mère d’un coup.

— Je veux conserver juste quelque chose sur moi.
— T’as honte ?
— Non.
— Alors ?

Silence.

— Mon collier ça va ? Je te le passe, voilà.
— Oui, oui, pourvu qu’il reste quelque chose sur moi.

Un jour, finalement Juliette s’exclame :
— J’ai peur !
— De quoi ?
— De mourir.

Après un silence, elle ajoute.
— Mourir sous la douche, nue, sans rien sur moi ! Enfermée.

Encore du silence.
— Comme ma cousine jamais revenue d’Auschwitz. Je ne veux pas mourir comme elle enfermée dans une pièce toute nue !!! J’ai entendu...

— Quoi ?
— Qu’on leur a dit qu’ils prendraient une douche. Comme Magdie, grand-mère et ma tante. Et puis…
— Je comprends, Julika. Tu ne dois pas avoir peur maintenant, pas ici. Mais demain on va faire couler le bain, un petit bain si tu veux.
— Merci, maman.

Très longtemps, elle évita de prendre une douche, de fermer une pièce ou de se déshabiller tout à fait. Il fallait avoir au moins une mince chaînette d’or autour de cou. Mes parents lui en offrirent une qui ne la quitta plus.
Et elle porta cette chaînette pendant des longues années, jusqu'à ce que à la sortie de la Roumanie communiste, un officier de securitate lui demande de l'enlever et le laisser, avant d'emigrer, mais de cela, j'ai écrit dans mon autre journal, ou justement, je viens de dépasser déjà cette épisode.

Mais au fil des jours, souvenez-vous seulement, que pendant que je me plains d'une chose ou autre dans cette journal de jeunesse, la chaînette est toujours autour de mon cou pour ne pas aller sous une douche tout nue, comme ma cousine qui n'en ai pas sortie.

Tante Irène

7 décembre 1945

L'école a recommencé. Pour moi c’est très dur – parce que je vais dans une école roumaine et je ne connais pas le roumain, seulement le hongrois .

Le 5, nous avons rendu visite à ma tante Irène. Elle est revenue d’Auschwitz avec des cheveux tout courts. Nous nous entendons très bien. Elle me raconte tout ce qui leur est arrivé (elle a 21 ans, seulement dix ans de plus que moi).

Sabine, l’étudiante roumaine qui m’aide à apprendre sa langue, m’a offert pour Saint Nicolas des bonbons dans une jolie petite corbeille confectionnée par elle-même. Pour la première fois de ma vie j'ai offert moi aussi des cadeaux à tous : de l’eau de Cologne maison; du café et des cigarettes, emballés dans de jolies boites confectionnées toute seule.


18 février 1946 après-midi

Je voudrais être sincère, très bonne, et avoir une vraie amie. Je crois que ma cousine Magdie l’est (l’a été). Magdie vit encore! j'ai beaucoup prié pour elle, même à Budapest. Hélas, tous mes souvenirs et lettres se sont perdus là-bas.

Peut-être ma cousine Susanne était-elle aussi une amie ? (elle est maintenant en Palestine). Je voudrais revoir mes cousins: Mariette est en Palestine, Pierre et Thomas en Suisse et mes grands-parents aussi. Tous vivent si loin dorénavant ! Tout est devenu différent depuis que nous sommes partis. Personne d’autre n’est revenu.

Hier après-midi, je suis allée voir Blanche Neige, ensuite à un ballet russe, habillée dans ma toute nouvelle robe de velours. J'étais très élégante.

Il est 3h et 5 minutes. Maman est revenue à la maison. Je fais de l'ordre. Maman me gronde. 3 h 8 minutes. Je range.
Longtemps j'avais esperé que ma cousine de dix ans reviendrait, miraculeusement d'Auschwitz.

Trois femmes nues

Il y a des expériences des autres qui sont devenues les miennes, des images imprégnées à jamais, devant mes yeux. Elles ont eu un impact important dans ma vie, elles appartiennent donc à ma vie.

J’ai onze ans. La deuxième guerre mondiale vient de se terminer. Cachés et avec des fausses identités, partis loin pour que personne ne nous reconnaisse, notre cellule familiale restreinte a survécu toute une année. Je vis. Nous sommes revenus chez nous, en Transylvanie, nous avons retrouvé notre logement, même la plupart de nos meubles. Maman, papa sont avec moi.
Mais les autres ?

Le bilan est lourd.

La sœur, le frère de maman et leurs enfants, ont survécu, mais ils ont passé six mois dans les camps de concentration de Bergen-Belsen. Je ne sais rien d’eux et de leurs épreuves, ni les séquelles avec lesquelles ils resteront toute leur vie. Ils sont loin, ils vivent.

Ce n’est pas le cas des parents et de la sœur de papa, ni de ma cousine et amie d’enfance : disparus en fumée à Auschwitz. Je n’arrive pas y croire encore : ma meilleure copine, rusée, a dû survivre ! Je m’entête à le croire encore.

Hélas, Magdie n’a jamais atteint ses dix ans.

Irène, la fiancée du frère cadet de papa (qui a survécu caché dans une cave) est revenue. Elle a 19 ans, des cheveux brillants, bouclés, très courts. Elle est honteuse de ses cheveux courts : j’avais des longs cheveux, me dit-elle, avant. Avant Auschwitz.

Elle avait été emportée avec sa famille. Irène n’a plus jamais revu son père, il était déjà «vieux» avant. Il avait plus de 45 ans…

« Mais nous, me raconte-t-elle, nous avons réussi à rester ensemble. Maman, ma sœur cadette fragile et moi. Longtemps. Dans la même baraque, côte à côte. J’ai tout fait pour survivre, là. Pour toutes les trois. J’ai réussi en grande partie en coiffant les officiers femmes SS. Elles me donnaient des pelures de patates – et parfois, même une ou deux pommes de terre entières, quand elles étaient spécialement contentes du succès remporté avec leurs coiffures. Et plus tard, elles me permettaient même de choisir des chaussures et des vêtements chauds du tas.
Tas venant de ceux qui avaient été gazés. Nous savions déjà ce qui était arrivé avec ceux qu’on dirigeait vers la file de gauche. Gazés, puis brûlés. De temps en temps, le camp sentait fort…

Nous avons survécu ainsi l’hiver, le pire aussi : les « Appels » du matin. Il fallait rester debout dès l’aube, avant le travail, pendant des heures et sans broncher. Avant et pendant qu’on nous comptait. Maman était de plus en plus faible, ma sœur malade, mais j’ai réussi chaque matin à leur faire passer le cap. Et avec quelques cadeaux aux horribles « Kapos », juifs polonais ou lithuaniens, j’ai même obtenu, de temps en temps, qu’elles nous mettent un bout de viande solide ou davantage de légumes dans la soupe sinon claire. Et qu’elles nous battent moins. Nous étions ensemble, nous nous réchauffions l’une contre l’autre. Maman, ma sœur et moi.

Mais un jour, on nous ordonna de nous déshabiller et de nous mettre les unes après les autres. Un nouveau tri ! Je mis ma sœur devant, maman au milieu entre nous et moi après elles.
De loin, je voyais Mengele, grand, beau, blond, il faisait le tri, avec son fouet décidait qui irait à gauche, qui à droite. Qui serait éliminé aussitôt, à qui l’on permettrait de continuer à travailler. Nous étions nues dans la cour, près les unes des autres, à la queue leu leu. J’avais plus honte d’avoir ma tête rasée que de n’avoir rien sur moi.

Ma sœur passe. Dans la bonne file. Je respire.

Maman est maintenant devant Mengele. Elle a un mouvement de recul. Une seule hésitation a suffi et aussitôt elle est envoyée à gauche. Je regarde, épouvantée. Je n’ose rien faire. Le moindre mouvement ou réaction serait ma mort. Mengele me fait signe, suivre à droite.
Je suis derrière ma sœur. Sans maman.

— Julie, je n’ai pas osé…
— Qu’aurais-tu pu faire, dit la petite fille de onze ans.
— Je me sens coupable de n’avoir pas osé.
— Il n’y avait rien à faire, tu le sais bien.
— J’ai laissé maman partir, sans agir…

J’avais onze ans à l’époque, après la guerre, elle dix-neuf ans, nous sommes devenues amies.
Elle m’a parlé une autre fois de l’ouvrier allemand, qui lui avait donné un jour une tranche de pain beurré ; du soldat allemand qui l’avait trouvée cachée dans une tranchée lors l’évacuation d’Auschwitz : « il m’a regardée et puis poussée dans le wagon, il ne m’a pas fusillée. »

Elle ne haïssait pas les Allemands, seulement les kapos. Mais surtout, elle-même :
— Je n’ai pas osé parler, broncher, répétait-elle.

Elle recommençait à me raconter la queue, les femmes nues, le bel officier envoyant sa mère devant elle à sa mort certaine dans l’heure et elle, n’ayant même pas osé tressaillir.

Tressaillir, avait condamné sa mère.

Non ! L’officier, les nazis, l’idéologie regardant les êtres pires que des bêtes. Ce n’était pas elle qui était coupable, mais elle le ressentait ainsi, longtemps.

Cette histoire n’était pas arrivée à moi, mais à Irène, devenue mon amie, puis ma tante. Cette expérience, je la ressens encore comme si c’était arrivé à moi. On l’a ancrée en moi à mes onze ans.

Je me demandais, alors souvent : Qu’est-ce que j’ai fait pour que ma cousine Magdie ne meure pas ? Pourquoi je vis alors qu’elle, à peine un mois après notre départ de la ville, était emportée comme du bétail, déshabillée, rasée, poussée dans une « douche » où le gaz la tuait en quelques minutes ? Je me demandais si elle était morte vite, écrasée en bas du tas des êtres luttant pour une dernière bouffée d’air, une seconde de plus. Je me demandais si les Allemands ont fait du savon de ma cousine. Ont-ils utilisé ce savon pour laver leurs cheveux ?

Je ne voulais plus me déshabiller. Je ne voulais plus prendre de douche. Je craignais de fermer la porte de salle de bains. Longtemps.

J’ai entendu aussi d’autres récits d’horreur des camps d’extermination. Mon père essayant d’apprendre ce qui était arrivé à ses parents, il invitait tous les survivants pour un dîner. Même pas dix pour cent des Juifs emportés de notre ville sont revenus, sont restés vivants.

Plus tard, je n’avais plus le droit de rester à table, écouter. Mes parents ayant aperçu ma pâleur, on m’envoyait dorénavant dans ma chambre, me coucher. Je restais près de la porte vitrée séparant ma chambre et le salon, l’oreille collée contre la vitre. Souvent, je réussissais à entrouvrir la porte sans que mes parents se rendent compte. Je voulais entendre ! Comprendre. Magdi, avait-elle pu survivre ?

Seule ma future tante me racontait face à face ce qui lui était arrivé là, encore et de nouveau.

Et puis, une autre fille revint. Elle avait presque mon âge : mais c’était l’une de deux jumelles. Le ‘docteur’ Mengele aimait faire des expériences avec les jumeaux, les jumelles. Transplanter un utérus ou un bras de l’un à l’autre. Voir, observer, noter ce qui se passe avec eux. Judith (c’était son nom) survécut, mais sans pouvoir jamais avoir d’enfant à elle. Sa sœur jumelle est morte, d’une mort affreuse. Seulement quelques années plus tard, Judith a été mariée à un mari très bon mais beaucoup plus âgé qu’elle. Ils habitaient près de ma tante. Elles essayaient d’oublier. Autant que possible. Vivre.

«Mais s’ils viennent de nouveau nous prendre, je les attendrai avec un couteau aiguisé, celui-ci, je ne laisserai pas mes enfants, ma famille, être emportés comme des moutons, sans m’opposer!» disait ma tante.

Irène eut deux magnifiques filles, j’avais des nouvelles cousines, elles avaient des magnifiques cheveux longs. L’une noire, comme sa mère, l’autre un merveilleux auburn. Elles n’avaient aucune grand-mère.

Je n’avais plus Magdie, ma cousine et amie, il n’y eut ni miracle, ni le retour longtemps attendu.

18 février 1946

Je n'ai rien écrit depuis très longtemps, depuis que l'école a recommencé. En janvier, rien de spécial n'est arrivé, mais j'ai vu plusieurs pièces de théâtre.

Je ne sais pas quoi faire? Le vent a soufflé si fort, et souffle encore et encore – je n'ai encore jamais rien vu (ni senti) de pareil.

Je voudrais écrire un livre et je le pourrais si j'avais du temps pour le faire. Son titre sera “ Cela s'est passé ainsi. ” Son contenu : de 1944 à 1946. Je viens de décider d’écrire au moins un jour sur deux dorénavant dans mon journal.

7 heures et 6 minutes: Le vent souffle si fort qu'on l'entend, les fenêtres tremblent et toutes les 5 minutes la lumière s’éteint pendant quelques secondes.
7 h 9: Je vais me mettre à lire – mais aussi manger!!!

25 mars 1946 , 10 h du matin.

C'est affreux, j'ai vraiment peu de temps pour écrire.

Aujourd’hui, j'écris seulement parce que j'ai la grippe et que je ne vais pas à l'école. Voilà comment cela s’est passé. De samedi à lundi il n’y avait pas de classe, je suis tombée malade le samedi en descendant dans la rivière pour rattraper mon béret. Je commence déjà à me sentir mieux.

Nous avons écrit beaucoup de devoirs du 12 février au 2 mars. Le cinq mars, on nous a distribué nos notes de premier semestre, j’ai reçu :
Roumain 5 Français 4 Histoire 5 Géographie 5
Calcul 5 Physique 6 Botanique 6 Chant 8
Santé 4 Dessin 6 Gymnastique 9 et Comportement 10

Le 8 mars: le premier perce-neige a paru, nous en avons aussi. Depuis le 12 mars, il y a déjà d'autres fleurs de printemps, mais les violettes n'ont pas encore montré leur tête. Les bosquets d’aubépines ont fleuri, j'ai même quelques branches dans ma chambre.

O putin (une peu) : souvenir

Traduire mot à mot d’une langue à l’autre peut blesser, heurter. Sinon, la réaction malveillante de certains interprétant, déformant. Je suis une Hongroise, née en Roumanie. Je suis française d’origine hongroise. Je refuse de croire aux différences entre les sexes des mots. Pourquoi ‘un peu’ et non pas ‘une peu’ ? Pourquoi ‘une ou un’ table, chaise, etc. des objets sans sexe ? À quoi sert-il de l’apprendre ? En hongrois, on n’attribue pas de sexe aux objets inanimés, cela paraît absurde. Pendant les quatre premières années d’école primaires, de six à onze ans, Kolozsvàr était une ville hongroise, ainsi que ma famille toujours.

Quand la ville est devenue Cluj (d’accord, redevenue, elle l’avait été déjà pendant vingt ans), mes parents m’ont inscrite au lycée roumain Regina Maria pour apprendre la langue. Quelques jours auparavant, une étudiante roumaine dormant dans ma chambre pour l’hiver m’avait appris quelques rudiments de la langue.

— Je parle un peu roumain.
— Tu comprends ? Une peu.
Un peu… une peu… je ne voyais, je ne comprenais pas la différence.

J’avais appris « peu ! »
Trop ? Trop peu ?

Premier jour à l’école.
Je ne comprenais que dalle de tout ce que les autres filles disaient entre elles. Dans l’école des filles de bonnes familles roumaines, elles étaient toutes fières d’être de nouveau en Roumanie. Elles ont subi (et non pas été réjouies comme moi) l’époque hongroise entre 1940 – 1945.

Le professeur principal de la classe appelle chacune par son nom. Elles se lèvent, chacune dit quelques mots d’elle-même. Probablement. Je ne comprends pas. Juste un mot de-ci, de-là.
— Kertesz Judith !
Je me lève.
Elle me dit quelque chose. Quoi ? Puis elle dit une phrase que je comprends enfin.
— Parles-tu roumain ? Comprends-tu ?
— Une peu… (en roumain O Putin)
La classe éclate de rire. Pourquoi rient-elles ?
— Bien, merci.

Elle me dit encore quelque chose qui est trop pour mes connaissances, en ce début d’année.
Deux mots ont suffi. J’étais marquée.

Pour les deux ans suivants dans ce lycée, mon surnom était devenu ‘Oputin’ et je n’ai pas réussi à m’en débarrasser, même plus tard, quand j’ai compris qu’il avait une connotation de « la chatte de… », enfin, vous comprenez, j’espère. Même en hongrois, je ne connaissais pas des mots vulgaires comme ça.

Deux ans plus tard, je réussis à sortir de ce lycée en parlant le roumain et le comprenant bien. Comprenant, ne l’admettant pas. Tout comme elles ne m’ont jamais intégrée, le masculin et féminin des objets m’est resté pour toujours un sujet détesté.

Depuis lors, je n’ai jamais considéré, même après avoir vécu vingt ans en Roumanie, la langue roumaine comme la mienne, et mon sub-conscient rejette encore souvent, et cela même en français, d’allouer un sexe aux choses inanimées. Ma petite fille de quatre ans, commence à m’y obliger.

Les vacances sont finies

7 avril 1946

Cet hiver j'ai vu beaucoup de pièces de théâtre et d’opérettes. Leurs titres :

Sibylle, Chante Tzigane, L'enfant de Rechange, L'Étudiant mendiant… J’irai voir le “Pays du Sourire”, j’ai déjà des billets. Bientôt, nous aurons des vacances de printemps.

le 1 Mai 1946

Les vacances sont finies. Tante Irène et mon oncle sont venus habiter chez nous pour quelques jours et comme on n'a plus de bonne j'ai aidé maman. J'ai confectionné ma première brioche (assez bonne) toute seule!

Hélas, mon père ne m'a pas permis d’aller aux festivités du 1er mai, pourtant j'aurais tant désiré les voir. Et maintenant j’écrirai les lettres à mes cousines et à grand-mère. (La glace a paru enfin, elle coûte 500 lei - moi je reçois 2000 par mois.) Pour le deuxième semestre j’aurai probablement les notes suivantes, aucun au-dessous de la moyenne :

Roumain 6 Français 6 Physique 8 Religion 10

Calcul 8 Géographie 8 Citoyenneté 5 Hygiène 9

Botanique 7 Cuisine 7 Histoire 6 Chants 8

Dessin 5 Couture 6

J’ai souligné les matières où j’aurais mérité davantage.

le 29 Juin 1946, en colonie

Mon cher journal, si tu savais tout ce qui m'est arrivé depuis que j’ai écrit la dernière fois, t’aurais un choc !

Voilà. Fin mai, nous avons commencé les compositions et cette fois-ci, je n'ai pas eu une seule note au-dessous de la moyenne!

Á la Pentecôte, je suis allée chez mon grand-oncle, dans la commune de mon arrière-grand-mère et je m’y suis sentie merveilleusement bien. Les tziganes ont joué du violon pendant le grand dîner de fête. C’était formidable !

Au retour, nos interrogations orales ont commencé, elles étaient assez faciles. Je parle déjà assez bien le roumain, on commence à me comprendre!

Et maintenant c’est moi qui noterai mes enseignants !

Roumain 10 Français 7 Botanique 10 Hygiène 4

Géographie 7 Calcul 7 Gymnastique 8 Histoire 6

Physique 7 Musique 10 Trav. Ménagers 6 Dessin 5

Je ne sais pas si je les ai bien notés ?

Bientôt nous serons en vacances !

Après les examens on m'a enlevé les amygdales.

C'est arrivé ainsi: le 24 juin j'ai été chez le docteur et il a dit qu'il allait les retirer le lendemain, à midi. Le 25 ils m'ont endormie (je croyais que j’allais me suffoquer), le docteur a enlevé mes amygdales et je me suis réveillée au lit. Ma gorge me faisait très mal, j'ai craché et vomi du sang. Je n'ai rien mangé ni bu de toute la journée.

Le 27, imagine-toi, je suis partie en vacances sur la plate-forme d’une camionnette. Je ne peux pas parler très bien encore. Hier soir, j'ai mangé une omelette avec de la mie de pain. Ce matin j’ai pu boire seulement du thé avec une petite cuillerée de confiture. Quand j'avale, ça me fait encore un peu mal et quand je parle ça m’irrite. Je ménage ma voix et j'ai raison.

Pendant tout ce temps j'ai reçu beaucoup de livres de la bibliothèque, sous mon nom mais aussi sous le nom de maman. Pauvre maman, je l'ai beaucoup fatiguée.

J'aime énormément

ma chère maman !



20 octobre 1946

Il y a énormément de mois que je n'ai pas écrit, au moins trois. Pour décrire tout ce qui s'était passé, je dois faire un nouveau compte-rendu, depuis les vacances jusqu'à la naissance du bébé Mariette, ma nouvelle cousine.

Notre voyage pour le centre de vacances a duré un jour et demi ! parce que les pneus ont crevé 10 fois! La nuit, nous avons dû dormir à la belle étoile, sur la plate-forme ouverte de la camionnette. Nous aurions dû arriver l’après-midi, en 4 heures. Mais ainsi, j'ai réussi à faire connaissance avec les autres enfants, entre autres Vera et Édith. J’ai écrit sur la colonie dans beaucoup de lettres à maman, dans lesquelles j’ai décrit tout sur mon séjour. Je les ajouterai ici, au lieu de les recopier et elles vont raconter ce qui s’est passé dans la colonie J'ai écrit une pièce de théâtre, je l’ajouterai aussi.

Ma meilleure amie est Véra, ensuite Marthe, Edith, je crois. Je dois m’arrêter, puisque je suis très inquiète, est-ce que mes lettres existent encore ou non.

Les amies de Julie après la guerre :
Véra, 9 ans, sa mère veuve, allemande, le père juif, mort.
Marthe, 12 ans, revenue, après six mois dans les camps de Bergen-Belsen.
Édith, 8 ans, dont les parents cachés séparément, ont divorcé après la guerre.

8 septembre 1946
Je suis bien rentrée. Il a fait très chaud cet été, mais je peux déjà nager 500 mètres ! Hélas, la rentrée des classes est arrivée.

Résister, persister 1947

2 janvier 1947

Je n’ai pas pu écrire de nouveau pendant fort longtemps, j’étais trop occupée. Pourtant, tant de choses sont arrivées. Mais décrivons ce Noël maintenant.

Nous avons allumé l'arbre de Noël à 7 heures et demie. J'ai reçu beaucoup de cadeaux! Des skis, un jeu de ping-pong, un mouchoir en mousseline, un pantalon chaud, une très jolie assiette de porcelaine et un merveilleux, énorme arbre de Noël. Édith m'a offert le Livre de la Jungle. Ève, la cousine de maman, le Journal de Marie Bashkirtseff (ennuyeux), et ma tante m’a acheté un livre qui n'est pas du tout pour moi - mais aussi un petit nain de mur rigolo. C'est énorme, n'est-ce pas?

C'est la troisième fois que je décris dans mon journal mes cadeaux de Noël, il est possible que je n'aie plus de place pour la quatrième. Pour la nouvelle année j'ai reçu une orange, hélas c’était très âcre. Je m’arrête, car j'ai faim.

2 Avril 1947

J'ai réussi à faire un fantastique poisson d’Avril à maman et à papa !!!

La bonne m'a réveillée à 6 heures et j'ai changé toutes les montres, en les avançant d’une heure. Alors j’ai réveillé mes parents. Comme maman se dépêchait! Papa aussi! Et quand maman a été sur le point de partir au travail, j'ai glissé une petite note dans sa main: "demande l'heure" - et il était seulement 7 heures, maman croyait qu'il était déjà 8 heures !

On nous donne énormément de devoirs, mais j'espère que j’aurai au moins une moyenne de 15 comme au premier semestre.

J'ai des problèmes avec la répétition de “Pays des princesses” la pièce que j’ai écrite pendant l’été - mes copines ne veulent pas venir régulièrement pour bien l'apprendre. Je suis fâchée contre Édith la princesse (elle n’arrive pas à apprendre son texte). Je voudrais tellement devenir connue! Journaliste, sportive, danseuse, actrice, chimiste, même l'intérieur de la montre m’intéresse.

2 Août 1947

Je viens de rentrer de mes vacances. J'ai été au même endroit que l’année dernière, mais cette fois-ci je m’y suis sentie mal.



Rester, persister

Souvenir

J’avais douze ans et c’était la deuxième fois que j’allais dans la même colonie de vacances privée avec quelques filles des amies de maman.

Elle était dirigée par l’amie autrichienne de maman m’ayant fait découvrir Bibi de Michaelis. Une amie à elle était la propriétaire de la maison où nous habitions et aussi la cuisinière, fort bonne.

C’était dans la campagne, un village avec piscine, un bois avec une source, lieu d’excursion. Une aile pour filles, une pour les garçons. Trois enfants par chambre, à partir de six ans, 9 filles en tout.

Cette année aussi, j’étais dans la même pièce que Vera, devenue ma copine, elle avait deux ans de moins que moi, et Edith, la belle et capricieuse, de quatre ans plus jeune. L’année d’avant, nous nous étions bien entendues, mais cette année-là elle était devenue insupportable.

« Ne touche pas à ça ! Ne fais pas ça ! Je veux », disait Edith, puis elle touchait à tout ce qui était à moi.

Je ne savais pas à l’époque qu’on lui passait tout parce que le nouveau mari (ancien communiste quand c’était encore illégal) de la mère d’Edith était devenu Secrétaire du Parti Communiste en Transylvanie. Le plus important donc de toute la province à l’époque. La fillette ne pouvait donc avoir tort. On me disait « parce qu’Edith est plus petite. » Plus tard, hélas, il devint l’adjoint du Luca, Ministre des Finances(1)

Un jour, les garçons ont ri de nous à la piscine et le soir ils sont venus sous nos fenêtres chanter une sérénade, bien sûr pour elle seulement, elle la belle. Furax, nous avons pris un verre d’eau et l’avons versé par la fenêtre. Après, ils nous évitaient quand on se croisait sur la rue.

Edith se plaignait de moi et plusieurs fois la monitrice lui donna raison. À tort, une fois, deux fois, trois fois. Finalement, j’en ai eu marre, je ne voulais plus rester là, je voulais retourner à la maison. Là, on m’aimait, on ne m’accusait pas à tort. J’écrivis une lettre à mes parents « Ici, c’est impossible, venez me prendre. »

Ils m’appellent : « nous arrivons dimanche, ne pleure pas. »

Dimanche arriva. Mes parents aussi. Ils m’emmenèrent chez le pâtissier de village. J’éclate et raconte les injustices subies. Et le fait que la monitrice ne veut pas me changer de chambre, ni me donner raison et que c’était toujours moi, accusée à cause de cette petite peste d’Edith, à tort. Et que maintenant, même Vera a commencé à prendre son parti.

Je veux partir, retourner avec eux !

- Bien, répondit maman, tu peux.

- Viens te promener avec moi dans la forêt, dit papa.

- Je te montrerai la source, dis-je avec plaisir. Et toi, maman ?

- Allez-y, on se rencontre à la colonie.

Nous sommes partis nous balader.

Je ne me souviens plus bien des arguments de mon père, le fait est qu’il réussit pendant notre promenade à me convaincre de l’importance de persister malgré l’adversité et les difficultés, ne pas me laisser faire, ne pas reculer. Serrer les dents et attendre mon heure, lutter et non pas renoncer.

Profiter du reste des vacances en plein malgré la petite peste.

« Il n’y a plus que huit jours et les vacances sont finies. Tu peux revenir avec nous, mais ce serait vraiment mieux si tu ne recules pas, ne te laisse pas vaincre, résiste, reste ! dit mon père. »

Revenue chez notre logeuse, maman nous attend.

- Alors ?

- Alors, quoi ?

- Qu’as-tu décidé, demanda maman. Tu viens avec nous ?

- Non, je reste.

- Je t’avais dit, dit papa avec un grand sourire. C’est ma fille !

Ils partirent.

Je ne me souviens pas de ce qui se passa ensuite pendant mes vacances, sauf que j’écrivis un journal mural et que même s’ils ne furent pas excellents, la reste de mes vacances ne fut pas tout amère non plus. J’ignorais Edith et au lieu de pleurer, je lisais et nageais. J’attendis patiemment ou impatiemment de rentrer, d’être de nouveau choyée par maman.

À la rentrée, papa m’attendait avec deux cadeaux : un sac et une valise. Il avait parié avec maman qu’il réussirait à me convaincre de rester, ne pas abandonner. C’était les récompenses au cas où il réussirait, au cas où tout en serrant les dents je persisterais.

Ma mère tira d’autres conclusions de l’histoire. Alors, sa fille est assez grande et elle ne doit plus être choyée. Oh, comme cela me manquait par la suite ! Être considérée à 13 ans comme grande et responsable, n’était pas à mon goût. Il a fallu longtemps pour que je ne regrette pas d’avoir donné raison à ma mère, surtout de n’être plus considérée comme la petite fille de la maison. D’avoir persisté malgré les difficultés.

Aujourd’hui, je me rends compte combien je dois aux deux parents. Ce fut un grand pas vers mon devenir adulte, pour me débrouiller plus tard dans la vie sans m’enfuir. Apprendre à serrer le dents et persister.



Hélas, cela lui fut néfaste par la suite.


25 Décembre 1947

Je n'ai pas écrit dans mon journal depuis l’été. Je ne peux même plus l'appeler “journal”, parce que je n'y ai mis que les choses les plus “importantes”. J’écris “ai mis” au passé parce que je suis en train d'écrire sur ses dernières pages. J'ai commencé avec Noël et finirai avec Noël. La première date était le 25 décembre 1944. J'ai décrit quatre Noëls: 1944, 1945, 1946, et 1947, ce dernier, je le décrirai bientôt.

En relisant ce “livre” j’observe un certain développement. Je le constate aussi sur moi-même : je me sens maintenant grande, je ne suis plus une enfant. Il y a quelques minutes, je me suis regardée dans le miroir et je n’arrivais pas à me reconnaître, je suis devenue tellement grande, sérieuse et (d'après moi) jolie fille

Aujourd’hui j'ai eu une grippe, j'ai dû rester au lit. Véra et Édith sont venues me voir. On a coupé les tresses d’Édith, moi aussi je vais les faire couper bientôt.

Je vais donc décrire dans ce livre le dernier Noël. Nous avons attendu papa, il aurait dû revenir de Bucarest[1]. J'étais fort chagrinée comme il n’arrivait et n’arrivait pas. Ma tante et mon oncle étaient ici avec ma petite cousine et finalement nous avons allumé l'arbre vers 9 h. J'ai reçu cinq livres, des cartes de visite, trois petits vases, un pull, un pantalon de ski, un crayon et un magnifique, énorme arbre de Noël. Donc on pourrait dire que c’était un noël bon et généreux. Pour l'instant, je me suis réjouie le plus de cartes de visites à mon nom et d’une chaînette bleue.

Il est le soir du 25 décembre 1947 à 10 h et 17 minutes.

Mon cher journal

je te dis adieu,

bonne nuit !



[1] Il travaillait de plus en plus souvent dans la capitale.