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Deuxième journal

2e journal (1948-1950)


Mon deuxième journal

4 mars 1948

Pendant que je commence à écrire ce journal, mon regard tombe sur mes livres, et, parmi eux, le Journal de Marie Bashkirtseff, j’aurais très envie d’être aussi connue que Marie. Elle l’a commencé à 12 ans[1], j’aurai bientôt 14. Finalement, quelqu’un plus âgé de deux ans sait mieux écrire un journal, n’est-ce pas ? Devais-je commencer, comme elle, avec l’histoire de ma vie ? Non ! C’est trop simple et cela paraîtra étrange peut-être seulement après 100 ou 50 ans.

Que’est-il arrivé jusqu’à maintenant ?

Je m’appelle Julie Kertész et je suis née à Kolozsvár (Transylvanie).

Nous sommes partis à Bucarest quand j’étais encore bébé, et là-bas je fréquentais une crèche allemande. Ma langue maternelle est le hongrois mais entre 1934 et 1940 j’ai appris aussi à bien parler le roumain. Ainsi vers cinq ans je savais trois langues: allemand, hongrois et roumain. En 1940 nous sommes venus chez grand-mère pour l’été, comme d’habitude, et nous sommes restés à Kolozsvár (redevenue partie de la Hongrie, pas de la Roumanie comme Cluj l’était depuis 1920). Pour mes quatre premières classes je suis allée à l’École Communale, 8 rue Gyulai. J’ai rapidement oublié les langues roumaine et allemande et notre institutrice fasciste me dressait à devenir une fille nationaliste capitaliste. Même ma mère ne réussissait pas à la contrebalancer alors.

1944. L’horreur m’envahit en écrivant 44, Quatre est le chiffre que je haïs le plus. J’ai d’avance pitié pour ceux qui vivront en 4444 ! Pourtant, ce n’était pas la pire année pour tous. Ni pour ceux ayant déjà survécus à deux guerres mondiales, ni tous ceux, qui n’ont pas survécu ! 1944. L’année la plus affreuse de ma vie. (J’espère, je n’en aurai plus ainsi dans le futur.) Cette année-là, l’enfant s’est endormie en moi et s’est réveillée l’adulte, disons… adolescente.

‘Les soucis de la vie’ m’ont attrapée à l’instant où réveillée à sept heures du matin maman m’a dit que dans une heure nous partons avec le train à Budapest, rejoindre papa. Alors le chagrin sanglota en moi. Pourtant, aller à Pest c’était bien !

Mais comme si j’avais senti que nous n’y allions pas nous distraire, mais parce que la veille les troupes allemandes étaient entrées en Hongrie. Comme si j’avais senti que je ne reverrais pas pendant longtemps Kolozsvár, ma petite bonne ville chérie et aimée ! Comme si je m’étais doutée que je ne reverrais jamais plus Magdie… ma cousine, amie et camarade de classe et de banc, que j’ai commencé apprécier vraiment quand il était trop tard.

Je ne le savais pas encore.

Je ne savais pas non plus ce qui se passait dans le monde. Ni ce qui était en train de se passer pendant que nous fréquentions l’école communale et jouions tranquillement à la poupée avec Magdie. Je ne savais pas qu’on torturait des gens en Russie et dans d’autres pays.

Je ne savais pas que mes grands-parents, ma tante et Magdie à qui je n’ai même pas pu dire au revoir dans un an n’existeraient plus. Dans un an, les Allemands les auraient transformés en savon[2].

Je ne savais pas encore ce qui m’arriverait à moi et aux autres, et je n’avais même pas entendu encore le mot ‘communiste’ (mais notre institutrice nous racontait des horreurs auxquels les ‘affreux rouges’ soumettaient les prisonniers. Alors, je ne savais encore rien… ni de personne. Depuis, je sais.

Depuis j’ai compris pourquoi il nous fallait aller à Budapest avec des faux papiers[3], ensuite à Obecse près de la rivière Tisza. Nous sommes retournés à Budapest à l’automne 1944 mais encore avant la venue au pouvoir de Szàlasi, (chef des SS hongrois nommés Croix Fléchés) et c’est à Buda que nous avons, heureusement, survécu au long siège de la capitale hongroise.

Aujourd’hui, nous sommes le 4 mars 1948.

Depuis la guerre, beaucoup de choses se sont transformées autour de moi et aussi en moi. Je ne permettrai plus que l’on nous raconte déformée la vraie politique, je ne laisserai plus sans les éclairer ceux qui m’entourent, ni la génération future. Suis-je communiste ? Je ne crois pas que ce mot m’aille tout à fait, mais de toute façon je suis démocrate ! Ni moi, ni les autres, du moins mes camarades bien pensants, n’allons permettre qu’une nouvelle guerre éclate, et que de nouveau arrive ce qui était arrivé ! Nous allons construire un pays et un monde démocratique !!!

Mais je n’arrive pas à aimer la Roumanie autant que la Hongrie, et en secret de mon cœur, je voudrais que la Transylvanie fasse toujours partie de la Hongrie et que Cluj redevienne Kolozsvár… Mais on ne peut pas changer le cours de l’histoire.

En commençant ce journal, j’ai décidé de « jeter de la poudre aux yeux » à quelqu’un et d’y mettre plein de « LUI » tout comme Marie Bashkiertseff dans le sien. « Lui » doit être bien sûr ce qui est le plus important pour moi, mon but. Je suis en 4e et cette année mon plus cher désir est de passer avec succès et bons résultats mon petit baccalauréat.

Je ne suis pas encore amoureuse (comme elle était en 1878), donc mon « Lui» sera l’examen d’entrée au lycée. En feuilletant ce cahier on croira que je suis amoureuse, tant pis, qu’on crève d’envie ! Celle[4] qui lirait mon journal en détail sans ma permission penserait « cette Julie fière, menteuse et croyant trop en elle-même », mais c’est elle qui sera pire, puisqu’on peut tout dire sur une personne lisant en cachette les notes intimes d’une autre.

C’était seulement la préface. Qu’il commence donc tout en trompant les autres, cependant en écrivant toujours la vérité ; mon beau, talentueux, intéressant et entraînant JOURNAL.
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[1] D’après les dernières recherches, elle a commencé en fait à 16 ans

[2] D’après les journaux de l’époque, j’y croyais.

[3] Étant d’origine juive, même baptisés notre vie était en péril.

[4] Je soupçonnais ma mère de lire mon journal en cachette.

5 mars 1948

Je devrais étudier, mais je n’arrive pas, pourtant ‘IL’ l’exige. Je le hais, j'en ai peur, mais quand même JE l'AIME. Je l'aime, non pas parce que je dois étudier à cause de LUI, mais parce que si j'étudie, je saurai et alors je ne vais pas me faire du mauvais sang quand IL arrive. C’est à cause de LUI que je dois étudier, c’est à cause de LUI que je n’arrive pas. (Ou alors parce que je n'en ai pas envie).

D’autres filles ne réussissent pas à étudier ou réfléchir parce qu’elles pensent trop à LUI. Moi, je n’ai pas encore un “Lui” comme elles.

Lui? (image d'un coeur) Moi?

Mon Lui est rassurant, parce que je sais et parce qu'il me permettra de tester combien j’ai appris. Mais pas ce que je vaux ! ! ! J’étudie à cause de LUI. J’apprends et je saurai. Pas à cause de “Lui”, mais pour moi-même.

Je suis presque tombée amoureuse !

23 mars, 1948

Assez de ce faux semblant. Je commence dorénavant à écrire quelque chose de vrai dès le début jusqu’à la fin, vrai jusqu'à la plus petite marque. Mais d’abord je vais écrire ce que le monde doit savoir de LUI et honte à celle qui lit mon journal et tombe sur ces passages ! De toute façon, je n’ai pas peur de “Lui” nous sommes en vacances, acances, cances, ances, ces, es, s : jusqu’à lundi prochain il n'y a pas d'école. Nous sommes le mardi, il faudra que les œufs de Pâques soient peints pour dimanche, même si je ne crois pas que quelqu’un viendra m’arroser , hélas !

Tous croient que je suis amoureuse d'Emery parce je leur ai montré sa photo. C’est vrai qu’il est beau comme un jeune premier de cinéma, mais depuis qu’un jour je l’ai aperçu avec sa copine, je n’y pense même plus.

Un soir, j’ai rencontré chez les voisins un jeune garçon avec des cheveux bouclés, intelligent, et ‘poète’ de 20 ans. Un étudiant en littérature. Je suis presque tombée amoureuse ! En apprenant qu’il avait déjà une fiancée (il m’a montré même sa photo) l’attirance s’est terminée dans la minute. Je voudrais appartenir à un groupe de copains avec des garçons aussi intelligents, cultivés, et malgré tout ça joyeux, francs et simples. Bien sûr, ils ne m’ont pas acceptée, pour eux je suis encore “petite” (honte à celui qui lira cette page !) Pourtant, je suis déjà une « grande fille » hélas. Personne ne comprend ce “hélas”, pourtant un tas de problèmes arrivent en grandissant.

Nous allons avoir dans la famille un enfant grec, nous avons demandé que ce soit une fille d’environ quatre à six ans . Je l’aimerai comme une sœur.

Enfin, je fréquente de nouveau une école hongroise et ma moyenne est assez bonne : 16,54 / 20, j'essayerai de la monter au moins à 16,66 (pour arriver à celle de Ditta ). Il faudrait que j’aille visiter mon amie Marthe, elle aussi a peur de “LUI” pourtant c’est la fille la plus brillante que je connaisse – ce n’est pas sûr, mais peut-être (?) même plus intelligente que moi. .

L’article que je mettrai ici, paraîtra dans la revue Femmes Travailleuses, je l’ai rédigé avec l’aide de la mère d’Edith et maman l’a corrigé un peu pendant qu’elle l’a tapé. Son titre: “Nous avons commencé, continuez!

25 juin 1948

Je ne recopie pas l'article, depuis lors, quatre autres articles écrits par moi ont été publiés dans la même revue. Je suis dorénavant écrivain.

Je n’ai plus écrit dans ce cahier depuis trop de temps. J’ai terminé l’année scolaire, mais je ne connais pas encore ma moyenne. Maman et ma tante m’ont dit qu'il ne faut pas avoir peur de “LUI”. Donc je n’ai pas peur. J’espère devenir une journaliste ou un écrivain connu ! Peut-être, un jour je verrai même ce journal imprimé.

Je ne suis pas Amoureuse. J’ai encore le temps. Ditta et sa copine Jetty sont pleines de suffisance. Je me fiche ! Je sais que je suis plus intelligente, j’ai plus de charme et même une meilleure silhouette qu’elles - le reste ne m’intéresse pas.

J’écris ces lignes depuis la campagne, je suis chez Lisette pour quelque jours. Elle avait travaillé sept mois chez nous comme bonne, pendant qu'elle attendait le retour de son fiancé prisonnier en Russie et pour que sa famille ne l’oblige pas à se marier avec quelqu’un d’autre. Lisette m’a expliqué pendant notre promenade au cimetière depuis combien de temps leurs deux familles ont lutté (et même se sont tuées réciproquement) en m’expliquant pourquoi elle voulait mettre une fin à cette querelle une fois pour toutes et se marier avec son fiancé qu’elle aime, se marier malgré ses parents et bien qu’il refuse encore à cause de sa jambe perdue pendant la guerre.

Je viens d’apprendre deux superstitions (sans y croire), l’une dit : « Touche le bois. » Mais je m’en vais, envoyer un télégramme à maman “Bien voyagé, peu dormi. Sois pas abattue. J’arrive lundi. Julie.”

Ne pas vivre pour rien

13 juillet 1948

Hier c’était mon 14e anniversaire. Ça s’est bien passé, assez bien. Mais j’écrirai d’abord sur ce que j’avais déjà mentionné, ensuite je raconterai ce qui s’est passé aujourd’hui et ce que j’ai reçu pour mes quatorze ans.

Le dimanche de Pâques, peu des garçons sont venus m’arroser, normal comme je n’ai pas des connaissances garçons. J’ai encore le temps, environ 4 ans ! Ce que je veux obtenir est de ne pas vivre pour rien, et quand je regarderai en arrière dans ma vieillesse (parce que je veux vivre longtemps), voir une vie belle, heureuse, travailleuse et avoir atteint un but.

J’ai réussi à bien dépasser Ditta, j’ai eu 8,55 et elle seulement 8,50, pourtant j’ai beaucoup moins bossé qu’elle. Elles croient, avec Jetti que c’est seulement l’extérieur et les bonnes manières qui sont importants, mais elles se trompent énormément ! Ce qui est important est l’intelligence, le cœur, etc. Elles n’en ont pas. C’est donc normal. Ditta essaye se hausser en me dévaluant. Bien sûr, elle n’arrive pas ! L’homme (maman le dit aussi) agissant ainsi devient le plus petit et plus bas.

Je méprise Ditta ! Je ne serai plus son amie. En plus, elle est même fasciste ! Pendant un temps, j’ai essayé de l’améliorer, mais ce n’est pas possible. Qu’elle reste telle quelle. C’est son problème. Sûrement, elle aura une mauvaise vie et aucun renom. Mon nom devrait être connu par tout un pays, le monde, ou toute la littérature ou l’histoire !!! Jetti est une belle pomme, moisie, pourrie et complètement vidée à l’intérieur.

Pour mon anniversaire, maman et papa ont pris un jour de congé et nous l’avons passé ensemble, mais sans copines, parce que Vera et Marthe étaient déjà parties en vacances. Marthe n’est pas plus intelligente que moi, par exemple elle ne sait même pas écrire !!! Toute la journée nous avons eu de la bonne nourriture et un bon programme, je me suis un peu ennuyée seulement avant et après déjeuner et en réalité c’était de ma faute. Maman m’a promis qu’on fêtera l’anniversaire encore avec mes amies. En revenant de la ville, je continuerai d’écrire.

Plus tard.
J’étais voir maman au laboratoire de l’hôpital où elle travaille. En revenant, un tendon de ma cheville s’est déchiré. Maintenant je dois rester couchée. Au moins, j’aurai le temps d’écrire !

Je décris les cadeaux reçus. 5 livres : Une fable ( drame russe incompréhensible), L’âne par Istvàn Asztalos (assez bon), Mes chers enfants (en roumain, je ne l’ai pas encore regardé), Jeunesse increvable (triste) et l’Anthologie des poètes Européens. Celui-ci est formidable ! Il contient de très beaux poèmes. En plus, j’ai reçu du matériel pour deux chemises de nuit. Un merveilleux vase bleu avec des roses à l’intérieur, une encre intéressante, une paire de chaussettes blanches, du papier à lettres avec des enveloppes, un crayon rouge – bleu et on va me réparer plein de choses !

En plus, j’ai reçu aussi un aquarelle du même peintre habitant au milieu du parc qui a réalisé mon portrait.

Julie Peinture 14 ans

J’écris affreusement aujourd’hui et peut-être mon style est faible aussi, mais personne ne peut demander d’être de bonne humeur quand je dois rester au lit pendant trois jours et ayant mal aux pieds.

J’ai reçu de maman aussi un journal. Un beau. Et même un bracelet doré. De ma tante, divers bibelots ; de mon oncle, de l’eau de Cologne ; de ma petite cousine, un bouquet de roses d’un parfum exquis. Avant de partir en vacances, Vera m’a apporté un livre scientifique sur Tibet écrit par Bela Juhàsz. J’ai assez écrit pour le moment, j’écrirai encore plus tard.

J'envie les enfants

27 août 1948

J’envie les enfants ! Mes petites cousines aussi, mais surtout je regrette de plus être une petite fille. C’est à eux qu’on donne tout ce qui est bon. On réalise leurs souhaits, on les sert.

J’envie ceux qui ont tellement d’argent qu’ils peuvent manger tous les jours des fruits ou du petit pain blanc[1] avec du beurre et du miel.

J’envie mon passé, le temps où nous n’avions pas encore de difficultés financières et où je n’avais pas tant de soucis. Je voudrais redevenir enfant ! Plutôt être plus sotte qu’aujourd’hui, mais je serais de nouveau la ‘tyran’ gâtée[2] de la maison.

Oh ! J’ai tant de problèmes et tous très sérieux. Je n’arriverai pas à entrer au lycée. Je devrai me forcer à étudier au moins cinq heures par jour. Je dois quitter ma ville natale, m’éloigner de mes copines, j’espère au moins que nous vivrons de nouveau ensemble avec papa.

[1] Comme mes petites cousines, mais ma tante ne m’en a pas donné à moi.
[2] Rayé dans l’original

Evacuée par force

4 septembre, 1948 - Cluj

Hier matin à six heures on m’a mise hors de ma chambre de force.

J'ai tellement de chagrin ! Je les hais ! Deux grands et forts gaillards m’ont déménagée en moins d’une heure . Ma pauvre maman ! si elle n’avait pas vu combien j’étais affolée, elle ne m’aurait pas permis de mettre mes meubles dans le salon. Si papa avait été ici ! Qu'est-ce qu'il dira quand il apprendra ! J’attends dorénavant avec impatience que nous partions. D’avoir passé les examens !

J’ai écrit une nouvelle aujourd’hui, serait-elle acceptée ? Je crois, même si un peu modifiée.

Mon cher journal, sais-tu que nous allons déménager à Bucarest, dans un beau pavillon ? Nous allons l’habiter ensemble aussi avec Henry, un collègue de bureau de papa. La maison a un petit jardin, j’y mettrai des fleurs. Au sous-sol, il paraît qu’il y a une pièce vaste comme une salle de bal. Moi, j’aurai la chambre d’en haut avec terrasse . Ça sera tellement bien ! Bucarest est une grande belle ville ! Que je réussisse l'examen d'entrée au lycée ! Qu’on soit déjà là-bas !

Alors, nous aurons de nouveau des fruits tous les jours et de la bonne nourriture, à papa il en faut toujours. Il me gâtera comme si j’étais encore enfant et je ne serai plus du tout triste de quitter Kolozsvár. Mais d’abord il faudra réussir mon entrée au lycée et déménager à Bucarest. Comme je serai heureuse une fois là-bas et mon examen passé !

Il faut toujours que je m’aide moi-même, maman me laisse résoudre mes problèmes trop souvent toute seule. Elle a le principe que chacun doit se débrouiller pour soi, et même quand elle m’aide un peu, inconsciemment, elle s’y tient. Je voudrais être une petite-fille riche et gâtée au moins à la maison. Peut-être, quand je serai vieille tout le monde sera riche, surtout ceux qui travaillent et aiment tant travailler comme papa.

Qu’écrire encore ? Pour le moment c’est assez. En écrivant, je me suis épuisée mais apaisée. J’ai déroulé mes pensées et j’ai trouvé ce qui se cachait profondément. Je dormirai. Bien.

2 novembre 1948, Cluj

On pardonne aux poètes s’ils écrivent mal un vers, on dit : “oui, les poètes ont le droit.” A un écrivain, on ne pardonne pas s’il rédige mal quelques lignes. Pourquoi ?


On n'a pas admis mon dernier article. Probablement, ce n'était plus assez "en ligne".

Après 55 ans, j'ai rencontré la femme qui m'a fait sortir de force de ma chambre, c'était la fille de celui à qui la maison appartenait. "J'ai dû la faire, sinon, nous aurons perdu le logement" me dit-elle. Elle avait lu mon journal d'enfance et c'était sentie coupable. Peut-être. On luttait pour les logements, maman voulait le passer à sa cousine et le propriétaire à sa fille. Mais cette jour reste néamoins comme un grand poids sur mon coeur, cela m'avait rappellé trop ce qui c'était passé pendant la guerre. Et voir toute ma chambre, que j'avais occuppé de 6 à 14 ans bouleversée, eliminée, dans une heure... aussi.

11 janvier 1949, Bucarest

Je suis au lycée, dans le cours de roumain. Je recopie ici ce que j’ai tapé il y a un mois à la machine de l’école :

JE DESIRE ENORMEMENT !

C’était une bêtise. J’étais abattue. Je désirais avoir des copines. Mes amies sont loin, Cluj me manque. La fin du roman Autant en emporte le vent m'a déprimée.

Je me demandais aussi quel est le but de la vie ? Aujourd’hui, beaucoup plus tard, je répondrais : Le bonheur, on peut l’atteindre à travers le travail et l’amour.

La Jeune Garde et l'Internationale

15 février 1949

Il est 9 heures du soir, je suis revenue du cinéma. C’est la seconde fois que je vois la 2e partie de La Jeune Garde, ce film soviétique a eu un énorme impact sur moi. En revenant vers la maison, sur la route, j’ai commencé à chanter l’Internationale. Avec peur et émotion. Je me suis rappelé que les membres de la Jeune Garde l’ont chantée à la fin, quand on les a exécutés, quand, ces horribles criminels allemands les ont jetés vivants dans un ravin. Ces jeunes chantaient religieusement l’Internationale. Dorénavant, si on la chante à une fête, je me souviendrai d’eux... je suis en train de penser à eux. Je m’engage!!! si un élève ne le chantait pas avec dévotion, je le lui ferais observer ou je le gronderais, ou mieux encore, j’inscrirais son nom sur le journal mural de l’école avec des lettres bleues! (pas rouge qui est le symbole de joie)

Jeunes, pensez à ce film toute votre vie et réfléchissez bien comment vous agissez !

Et en plus je sais que ce n’est pas seulement un film, cela s’est réellement passé ainsi avec beaucoup de gens, et même pire. Dans ce film, avec le tact des Russes, on ne voit pas toutes les tortures, même pas une, mais il y a un sentiment d'angoisse lent et horrible. Vous serez étonnés de savoir que je suis pourtant sortie souriante même rayonnante, non pas parce qu’à la fin les leurs sont arrivés, les soviets ayant récupéré la ville, mais parce que j’étais tout émue.

Je te fais une grande promesse, mon journal. Ces jeunes soviétiques, et encore beaucoup d’autres jeunes, ou adultes qui sont morts, ou qui vivent encore et luttent héroïquement toute leur vie, n’ont pas fait tout ça pour rien! Ils l’ont fait pour l'avenir, pour nous, ils nous ont montré le chemin! Il faut les remercier - ceux qui sont morts et même ceux qui vivent toujours - parce que c'est grâce à eux que nous respirons encore. N’est ce pas, c’est eux qui nous ont libérés !?

Ils ont fait tout pour nous, mais pas à notre place ! Si nous ne devons plus lutter en risquant notre vie, nous devons au moins la consacrer à travailler dans notre belle république, pour que la jeunesse future soit plus heureuse et que nous puissions construire l’état socialiste dans le monde entier !!!

Il faudra probablement beaucoup lutter encore et c’est aussi possible que nous n’existions plus quand le bonheur sera dans le monde entier, mais cela n’a pas d’importance. Notre travail sera difficile et plein d’embûches. Il y a encore des pays, comme l’Amérique, l’Angleterre, la France, l’Espagne où la terreur continue à régner, exactement comme nous l’avons vu dans le film ! Nous arrêterons ça ! Pour le moment, le parti ne nous demande pas notre vie, ni de combattre, seulement de travailler. Mais que le travail soit du travail. Il faut mettre toute notre énergie pour construire notre république populaire!

J’ai lu qu’un soldat lutte pour la paix! C’est un grand mot, oui! Dans l’état soviétique on lutte toujours pour la paix, ici ces deux mots contraires s’entendent si bien l’un avec l’autre.

En réalité, je voulais décrire le film, mais qu’est ce que je peux en dire? Allez le voir! Celui qui a toujours lutté de tout son pouvoir pour le communisme, pour un meilleur monde, deviendra encore plus enthousiaste!

Je pense avec déférence à eux, aux communistes soviétiques, adultes et jeunes et au peuple russe. Pensez à la façon dont ils se sont comportés et seulement alors osez scander : “Luttons et étudions, le komsomol[1] imitons !” Faites attention, quand vous direz ces mots ! On n’a pas le droit de le crier seulement par enthousiasme ou parce que les autres ont commencé à le déclamer.

Réfléchissez bien si vous voulez, vous aussi faire partie de l’association de jeunes communistes !!!!!!!!!! Êtes-vous prêts à cette grande tâche ? Vraiment ? Moi, j’ai beaucoup réfléchi. Je me suis fait une autocritique, presque inconsciem­ment! Je crois que je pourrais lutter pour les travailleurs jusqu’à la fin. J’essaierai de devenir l’une d’entre eux, devenir membre de l'union des jeunes communistes.

J’aurais encore plein de choses à ajouter, par exemple mon auto-analyse, mais ce soir j’ai écrit déjà énormément. En plus, il se fait très tard, trop chaud et ma lampe a commencé à vaciller, de temps en temps elle s’éteint complètement. Je continuerai la prochaine fois.

Pensez, dans votre bonheur, votre tristesse, vos souffrances, mais aussi dans votre travail aux membres de la JEUNE GARDE!

P.S. Si quelqu’un pense que je suis religieuse il se trompe, mais je ne trouve pas d’autres mots.

La liberté !!!

(ce dessin représente mon poing levé)

Je viens de parcourir mon journal et j’ai vu qu’il a beaucoup de défauts. Il contient des sentiments qui m’envahissaient parfois. Certains resteront en moi, mais les autres étaient passagers.

Je n’ai pas noté que j’ai très bien réussi l’examen d’entrée au lycée ; qu’il a fallu emménager à Bucarest parce que papa avait été transféré ; ni que je voudrais retourner l’année prochaine à Cluj et étudier au lycée hongrois pour ne pas oublier la langue et pouvoir ainsi devenir écrivain. Non plus le fait que je n’écris plus mon journal pour le montrer à qui que soit, mais uniquement pour moi-même. Il resterait encore beaucoup d’autres choses à ajouter. Bonne nuit.



[1] Organisation de jeunesse communiste russe.

Enthousiasme à 15 ans

25 mars 1949
J’arrive du cercle de Mathématique du Lycée, le thème c’était Lobatchevski. Il était un mathématicien, professeur d’université, il est devenu anti-Euclidien. Il a affirmé “qu’on peut mener d’innombrables parallèles à partir d’un point qui est hors d’une droite” et il a réussi à le démontrer. (En géométrie classique, on peut tirer une seule droite parallèle.) Notre enseignante nous dit que c’est normal si nous ne réussissons pas à comprendre encore la démonstration de Lobatchevski, c’est difficile même pour elle.

Tout le monde croyait en ce temps-là en Euclide. Mais moi, j’ai toujours pris le parti de ce qui est nouveau. N’est-ce pas Lénine qui a dit: le socialisme va toujours vers le nouveau et c’est la jeunesse qui embrasse le mieux le progrès? C’est décidé, j'étudierai les démonstrations de Lobatchevski quand j’en saurai assez, je consacrerai au maximum une année pour les comprendre. Il faut que je les comprenne.

Mais la raison pour laquelle, - 1 multiplié par - 1 est égale à + 1, je vais me la faire expliquer plus rapidement. L’algèbre est si belle, si claire et si compréhensible. Le seul point que je n’arrive pas à piger encore est le -(-1). La géométrie me paraissait jusqu’ici trop irréelle, sans importance, plate ; je ne savais pas que c’est la géométrie d'Euclide qui était ainsi. Je crois que je viens de trouver enfin la vraie géométrie, celle selon Lobatchevski.

Mais je voudrais tant vivre à Cluj, être avec mes amies qui sont restées là-bas et étudier dans un lycée hongrois !

10 mai, 1949
Je me suis aperçue d’une chose intéressante: je sens que je me développe.

Chaque film et chaque bon livre russe me font progresser. Pour le moment mon livre préféré est “l’Atelier de feux” de Polevoï. J’ai vu le film “Un homme véritable” et depuis j’ai plus de volonté. Je ne voudrais pas me vanter, mais ce serait bien si toutes les UTJ-istes étaient comme moi. Cette année je voudrais partir avec 600 filles à l’entraînement pour la préparation de la parade sportive, j’espère qu’ils me prendront. J’ai fini trois compositions, j’ai pris des engagements à partir du 1er Mai, depuis j’apprends toutes mes leçons, je me lève tôt...

Dehors le ciel est couvert mais il ne pleut pas, pourtant il le faudrait pour la récolte. Quand je pense à la Transylvanie, j’ai encore le cœur serré. J’étais à Cluj pendant les vacances de Pâques. Ma petite cousine Mariette est devenue si belle, si intelligente et elle est si mignonne qu’il faudra la filmer, surtout quand elle chante ! J’ai déjà mangé une fois des tomates.

Hier soir la tante de maman, Palma, est venue chez nous. Son fils est en prison, je crois qu’il a trafiqué dans son entreprise (il était directeur.) Palma avait des domaines, on les lui a pris, et avec, tout le reste. Elle racontait presque avec étonnement : “Aujourd’hui si on a un domaine, qu'on achète les graines et qu'on les fait cultiver, on n'en tire même pas de quoi vivre!” Elle a même ajouté : “On voudrait que ce soit moi qui bêche, qui travaille!” Je lui ai demandé alors : “On peut encore faire travailler son domaine par quelqu’un d’autre?” D’après maman, j’ai manqué de tact, pas d’après moi. Palma m’a répondu : “On ne peut plus louer notre terre, seulement engager des journaliers. On est donc obligé de rester sur place.”

Lisette m’a écrit, elle va bien et se prépare à se marier, je devrais lui répondre. Je devrais écrire aussi à mes cousins, mais ils vivent dans un monde si différent du mien, que je n’ose plus leur écrire : Suzanne vit en Israël, Peter en Suisse. Mais j’écrirai à grand-mère, elle me comprend toujours.

Je crains que nos chemins ne se séparent si Vera s’arrête et que je continue à me développer et devenir plus consciente de la lutte à mener, plus militante. Irène est idéologiquement dans la même période que celle où j’étais il y a deux ans, mais pour elle c’est plus difficile de progresser, non seulement elle est adulte mais elle avait été déportée, elle a traversé tellement de choses.
Je lutte de toutes mes forces pour le socialisme en Roumanie. Je m’efforce de faire des progrès chaque jour. Je n’ai plus peur des examens. Je voudrais participer à l’organisation des pionniers.


26 mai, 1949
C’est si intéressant de sentir que je me développe toujours. Je crois, (j’en suis presque sûre), que j’ai réussi à assimiler la morale prolétarienne. Ce qui veut beaucoup dire ! Depuis le quinze avril je suis en compétition avec une meilleure étudiante que moi et je n’ai que des 16 et 18. Presque tous mes devoirs seront au-dessus de 16, (au moins jusqu’à maintenant c’est ainsi.) Je me prépare avec un grand élan aux examens. Mais qu’il serait bon d’étudier dans un lycée hongrois ! J’ai acheté les livres d’étude hongrois et je les relis souvent, ils sont si bien. Je ne désire plus habiter à Cluj, je n’ai plus le temps même d’y penser. Il est possible (90%) que je puisse aller avec les autres filles en juillet dans le campement de Cimpu Lungu pour nous préparer à la manifestation sportive de 23 août .

Ces jours-là je pense souvent, comme le communisme nous montre clairement le chemin. Tout est comme de la vitre transparente. On peut voir l'avenir nettement. Dans le cercle politique, on a parlé de ce qui allait être après le communisme. D’après la loi de la dialectique, bientôt, mais sûrement dans 50 ans environ, il y aura partout une société communiste. Mais après, le monde ne peut pas s’arrêter. Il faut qu’il continue à se développer !

Comment sera la société suivante ? Je pourrai encore la vivre, parce que dans 50 ans, vers la fin du siècle, j’aurai seulement 65 ans. J’ai commencé à y méditer. C’est possible qu’en 2000 les pays seront unis. On découvrira de nouveaux moyens de production, qui sait encore lesquels.

Cette maison est remplie de fourmis. J’ai peur qu’elles me mangent. Nous apprenons maintenant tout selon les lois de la dialectique :: « on ne peut pas regarder une chose coupée du reste. » Tout est énormément relié. Tout dépend de tellement des choses !

Ma tête en est pleine. Mais malgré tout, même un capitaliste de 45 ans ou un homme vivant dans le monde capitaliste, n’aperçoit pas l'avenir du monde aussi clairement que moi !

7 Novembre, 1949

J'ai été admise ! Je suis devenue l'UJT’ste !
Membre l’Union des Jeunes Travailleurs.

J’ai viens de recevoir ma carte de membre ! C’était mon but pendant toute une année entière. À cause de cela, je n’ai plus rien écrit dans ce cahier depuis des mois, pourtant j’aurais eu beaucoup à raconter, mais j'avais décidé que les dernières lignes, la dernière page contiennent la réussite de ce but. Maintenant je me remets à travailler avec un nouvel élan.

Il est possible, quand même, que maman ait eu raison en me disant :
“Quand quelqu’un atteint un but très fortement désiré, il est toujours un peu déçu. ”
Deux ouvriers de Hongrie ont répondu à ma lettre publiée dans le journal “Le Peuple libre” avec le thème « pendez Rajko ! » (ils l’ont pendu). L'un me disait “une fille comme toi qui voit la vie devant elle comme un film, peut devenir l’exemple pour 100 autres”. L’autre m'a écrit: “il n'y a qu'une enfant d’ouvrier pour s'exprimer ainsi”. J’ai eu honte. J’essaierai de mériter leur confiance.

JE SUIS UTJ-ISTE !

J’ai commencé ce cahier il y a un an et demi, depuis je me suis énormément développée, j’ai étudié et aussi grandi. (Enfin on a coupé aussi mes cheveux !) Mais c’est vrai, ce qu’a dit un savant grec : “Quoi que sache un homme, il ne sait toujours qu’à peine”. Cela s'est avéré pour moi pendant ces derniers mois, surtout du point de vue idéologique et politique.

16 years old

Je suis devenue une grande fille, mais j’ai encore plein de défauts. Je n’ai pas d'amies ni amis à Bucarest, les anciennes sont loin. Je n’étudie pas assez bien pour réussir à accomplir mon désir d’étudier en Union Soviétique ou dans d’autres pays, comme la Hongrie par exemple.
En ces temps-là, c’était mon poème préféré :

Ma fille allumera,
par le poète hongrois Horvath Istvàn

Je m’imagine comme
Au passé sur le champ
Arrachant des mauvaises herbes.

Comme eux épaississent
chuchotent les heures
de mes trente-neuf ans

Entre les mauvaises herbes
Tous mes rêves et désirs
Je m’en débats enchaîné

Il faudrait les enflammer
Ce fouillis, mon passé
pour que surgissent

des nouvelles pousses
tendant vers le ciel
avec fruits rouge feu

On devrait l’enflammer
mais j’ai peur d’y brûler
La vie ralentit vers la quarantaine

Fermant l’oreille
devant mon passé hurlant
je fonce et l’herbe se raréfie

Ma main est en sang
mon pied ralentit
mais devant s’éclaircit

À la sortie du champ
Ma fille l’a enflammé
Elle arrive jupe en flammes
Passant sur la braise.