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Cinqième journal

Croire ou pas croire

10 janvier 1954

L’année nouvelle est arrivée. Que va-t-elle m’apporter? Souhaitons qu’elle se passe aussi bien que ses trois premiers jours. J’étais au “ Chalet Alpin ” à Busteni[1] dans les Carpates, et je me suis sentie très bien. Au moins, jusqu’à ce qu’Irina et les autres réussissent à abîmer ma joie en revenant : je n’avais même plus envie d’étudier après tout ça. Heureusement l’école d’Antibiotique est terminée et je ne dois plus être avec eux. Combien je me suis développée, changée cette dernière année ! hélas, pas seulement en bien, aussi en mal. Je ne veux pas croire ce qu’ils disent de Staline ! Mais pourquoi l’affirment‑ils ? Et puis, cette affaire Beria.

Paul Spitzer, mon collègue juif de l’école Antibiotique, m’a dit hier qu’il se disait idéaliste et croyant sans l’être. D’après lui, les idéalistes sont la catégorie le plus bête, des fous. Mais je le suis et j’ai l’impression que je le demeurerai jusqu’à la fin de ma vie.

Les autres ne le savent pas, mais j’ai peur de moi-même. Ma croyance dans le Parti est ébranlée et je ne suis plus sûre, même de moi‑même. Hier, sur la route vers la maison, papa m’a raconté comment il s’était imaginé mon avenir et j’ai regretté que ça ne se soit pas passé comme il l’avait voulu : j’aurais étudié dans une université renommée allemande ou anglaise. Bien sûr, ensuite je serais revenue. Je suis épouvantée.

Que m’arrivera-t-il ? Je ne veux pas laisser tomber cette croyance aussi.

Chacun doit avoir un but dans la vie, quelque chose en quoi il croit. Certains (beaucoup ?) croient en Dieu, moi, je crois au Communisme. Mon père aussi, mais “n’aime pas la méthode utilisée pour s’en approcher”. Et moi ?

Je ne suis pas une nature à accepter la théorie de Paul ni ses variantes (tirer parti de ce qu’on peut). Pourtant, avec le temps, c’est celle qui s’avère la plus juste. Toujours, ce sont eux les plus heureux dans la vie. Déjà dans “ L’histoire de la littérature ” Upton Sinkler Sinkler disait la même chose que Paul sur les rêveurs. Mais les idéalistes lutteurs, ceux qui croient à la révolution et agissent tant qu’ils peuvent, sont grands et plus admirables que les matérialistes, les opportunistes.


J’aime Heine à cause de ceci, il est devenu maintenant mon préféré. Je recommence à le lire. Que c’est beau ! Tant de tendresse et de révolte se mariant si bien dans ses vers.


Je viens de découvrir ce poème de Johannes Becher, il m’a fait beaucoup réfléchir :


Moi aussi j’ai cru



La paraffine de la bougie d’arbre de Noël a coulé
Et taché de rouge mon nouveau costume,
Dans mon sommeil, un ange volait sur mon lit,
Et il a ôté les taches de mon veston.
Son aile luisait comme du feu
J’ai cru en eux.


J’ai cru qu’il y avait des nains et des géants,
De la pierre noire et la fée Carabosse,
Je ne me souviens même plus, il y en avait tant
J’ai cru en tous, et aussi qu'avec le vent soufflant
Dans la nuit profonde
Les morts se réveillaient du cimetière.


Ma mère me les racontait, sur le coin du divan,
Oh, comme j’ai admiré ses contes !
Elle me pelait des pommes fraîches,
La pomme rafraîchit et donne puissance,
Ensuite, emporté par tous ces récits
Obéissant je m’endormais rapidement


J’ai cru aussi mon enseignant
Louant mon pays allemand,
et l’empereur qui avec courage s’est lancé
Et conquit la France jusqu’à Paris,
je retournais à la maison et déjà,
Je jouais à la guerre avec mes soldats


Mon père me promenait dans la forêt,
Dans la belle, haute forêt de sapins,
En haut le soleil brillait, nous main dans la main
Et il disait : mon fils, bientôt arrivera ton temps
Mais ne mens jamais,
Menteur ne peut pas être le soldat allemand !


Je l’ai cru, et oh, en quoi n’ai-je pas cru?
Mais déjà je commençais à me demander,
Quelle croyance est vraie, laquelle ne l'est pas ?
On se perd entre tant de croyances !
L’un croit ceci, l’autre l’inverse,
Qu’est ce que c’est, on fait ça pêle-mêle?


Et je demandais : qu'est la foi ?
Vérité ou l’outil de tricher ?
Ou le chapeau invisible, qu’on voit
De croyance là, où le mensonge se cache ?
Qui ne croit pas et ne trouve
Chemin à suivre dans cette confusion?


Je croyais encore. Parfois ceci, parfois d’autre,
Ce que je trouvais justement le mieux,
Je voyais, croire c’est chose commode
Et, quand j’étais écœuré du monde,
Je croyais, et ceci m’aidait beaucoup,
Que ça sera mieux dans une autre étoile


Il m’est arrivé de perdre ma foi,
Mais il se trouvait une autre à sa place.
J’ai vu, le croyant peut tout faire avec courage,
De mensonge jusqu’à tromperie sans honte,
Même devenu captif du mensonge
Ne croyant plus en rien, je le faisais avec foi.


C’est ainsi qu’est arrivée la guerre,
Comme enfant je l’ai jouée gaiement,
Je me cachais dans les trous, mais là,
On m’a presque enterré vivant; j’ai sauté en haut,
Et suis retombé à bout de souffle, Je croyais,
Ne croyais plus, et croyais de nouveau!


Les obus, tombant de partout,
Déchirant le pied des montagnes,
Nous pourchassant jusqu’aux abris,
Ont illuminé l’obscurité de me croyance,
J’ai commencé à Savoir, et comme un tourbillon,
à lutter sauvagement avec la foi.


Vous tous, qui croyiez! N’importe où et en quoi,
La croyance vous ronge l’os
Et l’aveugle se bat avec l’aveugle,
Le sourd vient aux mains avec le sourd
Là, où une croyance lutte avec une autre.
Quand j’ai perdu la lutte de la foi, du Savoir,
S’est étendu un sol nouveau sous moi,


Je sais dorénavant,, quand votre faim
Devient trop grande, on vous sert une foi
Vous tous, qui croyiez, fuyez
La croyance qui s’attaque aux croyants!
Ne croyez pas aux miracles, regardez-en haut,
Et levez-vous, croyants de vos genoux!


Je l'adore ! Mais je ne le comprends pas tout à fait. Où finit la croyance et où commence le savoir ? et inversement ? Où est la différence ? C'est vrai, croire rend plus fort, mais rend aussi plus bête.


Becher suggère de ne pas croire, mais de savoir. C'est vrai, le savoir est plus sûr que la croyance, mais on peut rarement mettre la main dessus. La plupart du temps le savoir aussi est reçu de quelqu’un d'autre. On ne peut pas tout expérimenter, tout vivre. On doit reprendre certaines choses transmises par d'autres. On ne peut pas recommencer toutes les recherches physiques, ni refaire toutes les expériences. Il faut quand même croire. Oui, le problème de la croyance est très compliqué.

Le bouton commence à éclore

5 février 1954

J’aime énormément nager et je nage bien. J'ai skié l’hiver dernier trois jours à Predeal et deux semaines à Kolozsvàr, ensuite nous n’avons plus skié à cause des tempêtes de neige. Je ne vais pas au bal, car je n’ai personne avec qui y aller. Aucun garçon ne me fait la cour, aucun n’est devenu pour moi un vrai ami. J’ai dû laisser à Kolozsvàr mes amies Vera et Marthe, mais j’ai enfin deux autres amies à Bucarest : Alina et Édith.

Alina a réussi, par ruse, à s'inscrire à la faculté de Chimie Théorique, comme elle le désirait. Son père était chimiste, polonais, et elle rêvait de suivre les traces de Marie Curie. Bientôt elle va se marier. Édith finira bientôt le lycée. Elle est arrivée à Bucarest il y a trois ans, mais c'est seulement depuis sa mère a été arrêtée qu’elle habite avec son père, que nous nous sommes revues et que notre amitié a repris. Je ne me suis liée qu'avec peu de gens au lycée mais je m'y sentais relativement bien. Par contre mes amies m’aiment beaucoup.

Pour le moment j’ai deux “moi” qui ne commencent que depuis peu de temps à se réunir. Au travail et à l’université je suis fermée, effacée et assez ennuyeuse, par contre dans la société de mes amies et de mes parents, je suis vive, joyeuse, ouverte... J’espère que cette dernière Julie vaincra.

De la Bible "Ne vous laissez pas détourner par d’autres de votre chemin... Méfiez-vous des faux prophètes, qui viendront à vous, déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces. "



21 janvier 1954

Le monde est bien compliqué. Pas aussi simple qu’on l’imagine à l’école. Il y a beaucoup de choses moches, mauvaises. Mais il peut être aussi très beau : il faut y prendre plaisir.

Par exemple, je suis assise dans ce fauteuil formidable de notre beau salon, il fait chaud, le soleil brille et la pièce est si belle avec sa glace sur tout un mur reflétant le mobilier de mon arrière-grand-mère !

Et puis, combien d’événements m’attendent encore. Par exemple : l’amour. Ces temps-ci je sens que je suis mûre pour l’amour (et pas seulement spirituel) Mais si je reste assise à la maison, lisant ou que je réfléchisse couchée sur mon lit, ce n’est pas comme ça que je trouverai un garçon bien pour moi. Je perdrai aussi Sandou, connu au cours de l’excursion dans les montagnes, si je ne l’attire pas par un motif quelconque chez moi (pose-lui des questions sur la physique)

Vraiment, je sens que je dois me marier le plus vite possible. Pourtant, hélas, j’en suis si loin ! Jusqu’ici aucun garçon ne m’a donné même un baiser. Si j’épouse le premier, je le regretterai sûrement.

Je crois toujours que le communisme vaincra. À travers tous les obstacles, à travers les mauvais chemins, on y arrivera quand même. Le problème est que chaque homme - n’est qu’un homme. Il y a énormément de choses instables (incertaines) dans le monde mais il y en a aussi d’autres qui arrivent encore et toujours.

Par exemple, dans le livre de Teri Simone “ La porte du soleil ”, l’amoureux de la fille meurt (au moins, elle le croit mort), Roman, le révolutionnaire, lutteur, flamboyant. Elle sort alors dans la rue et erre à gauche et à droite. Elle regarde les gens. Ils se promènent, vont, viennent, comme si rien n’était arrivé. Ils continuent leurs affaires, ils vivent, mangent, rient, comme si Roman n’était pas mort. J’ai ressenti la même chose quand j’allais vers Édith, le jour où j’ai appris la mort de Staline. Et elle l’a ressenti, comme moi. Je crois que si quelqu’un qui vous a été cher meurt, quelqu’un qu’on a aimé, ce sentiment est très habituel, naturel.Il y a encore beaucoup de sentiments humains qui se répètent.

Par exemple pour une mère le bonheur d’allaiter son bébé. Quand je pense que j’aurai moi aussi des enfants, un grand bonheur m’envahit et je suis heureuse d’être née femme.

Mes cousines et ma tante me manquent, peut-être il sera bon d’habiter à Cluj. Le problème avec les enfants est qu’ils sont à nous seulement tant qu’ils sont petits. Quand ils grandissent, ils s’envolent. Oh, que j’aime les enfants ! Mes pensées volent, les unes après les autres.

Apparemment (ou vraiment?) sans aucun lien entre elles. Ce soir j’irai à l’opéra avec ma mère, La Dame de Pique. Dans le beau bâtiment de l’opéra neuf. Je m’habillerai joliment, déjà pour aller à l’examen et j’irai directement à l’opéra. Pourtant la musique ne m’émeut plus.

Que mon père guérisse, que son opération soit facile et réussisse !

Plus tard.
Ce soir, j’ai eu pour la première fois du plaisir à entendre un opéra. J’ai réussi à ressentir fortement la Dame de Pique, c’était très bien joué, la musique en est belle, ils ont bien chanté. Cet opéra m’a plu énormément ! Pour longtemps, il demeurera un bel événement, une grande aventure tout comme l’excursion à Busteni, la promenade dans la neige. Seulement autant ?

Il n’y a pas si longtemps encore, je n’aimais pas les livres, ni les opéras qui finissaient mal (seulement à la fin de Carmen j’attendais qu’enfin on la tue et qu’elle se taise.) Mais maintenant... le spectacle ne m’a pas déprimée, mais j’ai tout fortement ressenti. Il n’y a rien à faire : je le comprends. "Le bouton commence à éclore", dit maman.

L'air de printemps

5 mars, 1954

Le printemps est arrivé aujourd’hui, au moins pour moi. Je marchais enivrée dans les rues et j’essayais d’inhaler profondément “ l’air du printemps ”. Comme si j’avais voulu l’avaler, le mordre. Je me suis souvenue des deux derniers printemps. L’année dernière, il a commencé plus tard mais j’ai pu en avoir plus de plaisir que cette année, le plupart du temps vers onze heures ou midi, j’étais libre.

“ Et moi, avant que tu me le demandes, je te l’ai déjà avoué ”

(Whitman)

24 mars, 54

Qu’est ce que le désir ? ? ? C’est l’amour ! ! !

Plaisir physique, amour ! Comme je l’imagine.

“ Rêve de jeune fille. ” Oui.

Je désire...

Pourrais-je jamais chanter (mais que cela arrive assez vite) cette chanson :
Pendant mes rêves de printemps
Je t’ai imaginé ainsi.
Je ne savais rien de toi,
Mais je t’ai tellement attendu !
C’est ainsi que j’imaginais l’amour.
Le bonheur de contes de fées
Tu me l’as apporté !

Est-ce ma faute si aucun garçon ne me regarde, et même, s’ils me regardent, ils regardent ailleurs ensuite. Mais... ? ? ...

De la bible

“ Il était une fois un enfant... qui partait chaque jour,
et ce sur quoi son regard tombait, il le devenait;
pour ce jour, pour cette heure, quelques années,
ou une longue suite d'années ”
Walt Withman

19 mai 1954

Mon dernier journal est plein, je n'ai plus de place pour écrire mes pensées, mes sentiments et tout ce qui se passe en moi. Je vais les mélanger dans ce beau journal, avec la description des choses qui me plaisent. J'écris avec plus de plaisir dans ce cahier avec des pages veloutées.

C'est très agréable sur ma terrasse, hélas, un petit enfant, dans le voisinage, pleure presque tout le temps. Il vient de recommencer et sa mère crie et le bat. C’est horrible, je ne veux pas supporter cela, et je ne peux pas l'aider.


25 mai 1954

Je viens de découvrir la Bible. Je savais déjà qu'elle contenait des récits intéressants, mais je ne savais pas qu'il y avait autant de sagesse et de beauté.

Christ disait (selon Matthieu):

“ Demandez et l’on vous donnera,
cherchez et vous trouverez,
frappez et l’on vous ouvrira,
Car quiconque demande reçoit,
chaque chercheur trouvera ce qu'il cherche
et à celui qui frappe, on ouvrira “

Je viens de demander qu'on m’admette à l’Institut de Recherches Chimiques et je viens d’être admise. J'ai frappé à la porte de l’Université et j’ai réussi à m’inscrire, même si c’est seulement “à distance” par correspondance. Je chercherai un mari qui me convienne ! Mais si je reste dans ma chambre, la manne ne va pas tomber dans ma bouche toute seule.

Les Proverbes de Salomon me disent :

Écoute, mon fils bien aimé,
la sagesse de ton père
et les enseignements de ta mère ne les oublie pas.
L'homme qui a conquis la sagesse
et qui agrandit ses connaissances est heureux.
Car le commerce de celui-là est mieux
que le commerce de l'argent, et son gain mieux que l’or trouvé.
son chemin est le chemin de beauté,
ses sentiers les sentiers de la paix,
l'arbre de vie, pour ceux qui s'en approchent
et ceux qui le retiennent seront heureux .

Que dans ton cerveau pénètrent la sagesse et le savoir,
ça sera la beauté de ton cerveau ;
La persévérance deviendra ton estime
et la compréhension te préservera.
te libérera de l’étranger qui essaie de t’attirer avec ses paroles.

Mon fils bien aimé, ne m'éloigne pas de toi,
garde ta vraie sagesse, ta modestie, et la gentillesse de ta bouche.
et ils deviendront de la vie pour ton âme,
Et alors tu parcourras ta route avec courage,
ne redoute pas la terreur soudaine ni l'attaque qui viennent des méchants,
tu n'auras pas peur, mais un merveilleux rêve tranquille,
tu ne craindras pas l'inattendu et la destruction du méchant.
Au-dessus de tous les sentiments, garde bien ton cœur
car de là viennent les agissements de ta vie

Ne veuille pas du mal à ton voisin assis avec courage avec toi.
Ne te querelle pas sans motif avec un homme, s’il ne t’a fait aucun mal

Mon fils, si des pêcheurs veulent te séduire, n’y va pas!
Ne crois pas à leurs discours,
Mon fils, ne les suis pas dans leurs voies,
éloigne tes pas de leurs sentiers.
Regarde les sentiers de tes pieds, qu'il soit déterminé;
ne penche à gauche ou à droite,
ne va pas où le méchant veut te mener.

Comment suis-je?

26 mai 1954

Comment suis-je?

Extérieurement : grande, mince et avec une taille fine. Quand je me tiens bien droite et suis joliment habillée, j’ai un joli corps. Mais je suis encore mieux en costume de bains, et surtout, toute nue. Ma tête est de taille moyenne et elle a une assez bonne forme, des traits assez fins, mais mon nez est un peu trop grand et j'ai plein de taches de rousseur. En dehors de ça j'ai un visage quelconque. Tout, ou presque, dépend en fait de ma coiffure et de mon humeur qui conditionne aussi la couleur de mes yeux : presque verts quand je suis furieuse, et noisette quand je suis de bonne humeur. Si je trouvais la coiffure qui m'irait le mieux, si j'étais bien bronzée, de bonne humeur et même un peu fardée (mieux que je ne le fais jusqu’à maintenant), alors ou pourrait dire que je suis une jolie fille. Au moins charmante ! (Ha, ha !)

Ma peau est très sensible, c'est pourquoi j'ai des tâches de rousseur, partout. Elle est trop fine. Mes cheveux aussi, ils sont trop mous et ne bouclent pas naturellement, comme ceux de maman. Intérieure¬ment aussi je suis trop fine. Je deviens facilement malade. Au soleil, je deviens toute rouge au lieu de bronzer. J'ai souvent mal à l'estomac. Je suis trop sensible et trop gâtée.

Plus tard
Je me sens ce soir de très bonne humeur, je ne sais pas pourquoi. C'est très bon d’être jeune, une jeune fille. J'ai du plaisir dans ma jeunesse. Mais hélas, ça va passer bien vite. Il faudra mieux l’utiliser !

Bonne nuit (je ne dors pas encore, je vais dîner, puis lire).

5 juillet 1954

Je viens de lire un très beau livre, “Un moment qui passe” de Lin Yu Tang. J'ai vu l'opéra Faust. c'est une musique fantastique, mais je n'ai pas compris de quoi il s'agissait. Et ce soir j'ai vu Cyrano de Bergerac. Cette oeuvre contient tout ce qui doit se trouver dans une bonne pièce. Que je voudrais pouvoir écrire une pièce de théâtre comme ça. Alors, il ne me faudra plus rien d'autre. (Ce n'est pas vrai !?)

Ces temps-ci , quand je m'arrête d'étudier j'ai très envie d'un peu de musique.

J'ai vu Hamlet, un film anglais, je n'arrive pas à décrire avec des mots combien cela m'a plu, pourtant je ne l'ai pas bien compris. Le lendemain, Alina m’a dit que son thème principal est l'indécision. Je l'avais vu autrement. Si je le revois, j'y trouverai sûrement autre chose. Depuis que je l’ai vu, je comprends pourquoi Hamlet a donné lieu à autant de discussions. Maman vient de me dire qu'en effet ce film ne montre pas vraiment l’indécision d’Hamlet. Je l’ai vu comme un homme jeune, très sympathique, spirituel et plein de qualités.

Souvenir: Une paire des chaussures

Une paire de chaussures

À chaque fois que je rend visite à ma fille, près de Washington, donc une fois par année, je passe à K-mart près de l’école où elle travaille. Pour environ 12 dollars, je m’achète une paire de chaussures commodes. Brunes, beiges ou noires, elles paraissent des souliers normaux mais sont aussi commodes qu’une paire des basquets. Il y a sur de nombreuses étagères, plein de chaussures, mais je préfère ce modèle‑là. Cet été, puisqu’elles étaient en promotion, j’ai même pris deux paires pour 16 $, l’une noire et l’autre beige clair. En sortant du supermarché le matin, il n’y avait personne devant moi à la caisse, à cette caisse-là au moins, je me suis réjouie de ne pas devoir faire la queue.

La queue.

Ce mot a déclenché un tas de souvenirs, arrivés de fort loin.

Il y a cinquante ans environ, j’avais grand besoin d’une paire de chaussures de travail. Commodes et pratiques. Les trouver, les acheter, c’était un grand problème à cette époque en Roumanie communiste. « Populaire. »

Une paire de chaussures coûtait un salaire entier, mais maman me dit :

— Tant pis, ton premier salaire nous le consacrerons aux chaussures. Tu auras moins de mal à rester debout huit heures par jour.

Je n’ajoutai pas, je le dis seulement en moi : et une heure pour aller et une pour revenir toujours debout dans le tramway encombré, coincée et poussée de toute part.

— Merci.

C’était une bonne idée d’acheter une paire de chaussures avec mon premier salaire, quoique, me dis-je en secret, j’aurais préféré le dépenser comme j’aurais voulu. Mais j’avais vraiment besoin d’une paire de chaussures.

Décider d’acheter, y consacrer mon premier salaire, ce n’était pourtant pas assez. Encore fallait-il trouver des ‘chaussures à ses pieds’.

Nous sommes allées deux fois de suite au centre ville de Bucarest. D’abord, il y avait de longues queues devant les magasins de chaussures. Devant la plupart des autres boutiques aussi. Nous avons commencé à regarder les vitrines : quel magasin a des chaussures que je puisse porter à mon travail ?

Non, pas celui-ci.

Peut-être celui-là.

Retournées avec l’argent et tôt, avant l’ouverture du magasin espérant ainsi faire une queue moins longue, quand notre tour arriva, déception, les chaussures convoitées avaient disparu de la vitrine. Peut-être, à l’intérieur, il ne faut pas perdre l’espoir si vite… je me dis. Nous avons attendu une heure, pas trop (comparé à d’autres fois), mais quand notre tour arriva, la vendeuse, employée de l’État, me regarda d’un œil âcre et dit d’un ton sûr :

Il n’y a pas de chaussures à votre pointure.

Mais…

Nous avons seulement des petites pointures aujourd’hui.

Alors, quand ?

Elle me regarda d’un air dubitatif. Comment me faire savoir que tout dépend du bakchich que je lui glisse d’avance dans la main.

On ne peut pas savoir.

On ne peut pas ?

Peut-être…

Oui, dites, j’en ai vraiment besoin pour travailler. J’ai mal aux pieds dans mes sandales, je dois rester debout huit heures.

Elle me regarda d’un air dégoûté.

— Nous n’avons pas le temps de discuter des heures. C’est une entreprise d’état et le rendement est vérifié. Regardez, tout ce monde qui attend.

Non. Elle n’avait pas dit tout ceci, mais je l’avais compris à son expression, et elle me regardait déjà comme si j’étais transparente.

Elle dit seulement sur un ton sec :

Au suivant !

À ce moment-là, ne voulant pas croire que nous sommes venues deux fois en ville et que nous avons attendu une heure pour rien, décidée à ne pas sortir bredouille, mon regard glissa vers l’autre vendeuse : son client venait de lui glisser de l’argent dans la main. J’observai, ébahie, sa servilité soudaine. Elle voulut bien lui vendre et l’assura de lui trouver une paire des chaussures à son goût et ses besoins. D’un bureaucrate ennuyé, fonctionnaire fermé, vous faisant une grande concession en vous vendant quoi que ce soit, elle devint quelqu’un voulant trouver, oui, la chaussure à son pied.

J’insistai encore une fois, en vain.

Nous sortîmes, maman et moi, regardant la pointe de nos pieds. Sandales.

Maman, t’as vu ?

Quoi ?

Ici, tout comme à la boucherie, il faut offrir un bakchich.

À la boucherie ?

En bien oui, sinon, le boucher ne me donnera que des os. Il sait déjà d’avance que je lui laisse quelque chose en plus, en général autant que le prix de la viande. Sinon…

Comment tu peux faire ça !

Comment pourrais-je faire autrement ?

Bakchichs, pour acheter des chaussures ?

Je l’ai vu, de mes propres yeux.

T’as eu l’impression, ça ne se fait pas.

Maman avait des idées précises, apprises de son père sévère et puritain, de ce qui se faisait ou pas pour un homme bien, ne pas mentir, ne pas tricher, être toujours droit et honnête et ainsi de suite. Hélas ! Je commençais à apprendre que tout ne va pas ainsi. Ce serait bien, mais ce n’est pas toujours possible.

Mon père étant en voyage, je me suis adressée à un de ses copains. Débrouillard, il trouvait toujours des œufs quand ils manquaient et même de la charcuterie manquant sur les marchés d’État, les seuls qui existaient. Ses amis le surnommèrent d’ailleurs « Œuf » (Tojàs)

Œuf, s’il te plait, j’ai besoin d’un conseil.

Avec plaisir, que puis-je t’apporter ? Que vous manque-t-il ? Des œufs, de la viande ? Ces jours-ci, j’ai trouvé des poulets.

Avec plaisir. Un poulet ? C’est fantastique ! Depuis longtemps, je n’en ai plus trouvé nulle part.

Après-demain ?

Oui, mais, maintenant il s’agit d’autre chose. J’ai besoin d’une paire de chaussures et je voudrais que tu me donnes un conseil.

Je lui racontai nos aventures et lui dis que maman était convaincue que je me trompais, malgré ce que j’ai vu. Et que j’avais vraiment besoin d’une paire. Tant pis, si cela ‘ne se faisait pas ‘, si ce n’était pas ‘selon la morale prolétaire’.

Je commençais me rendre compte avec tristesse, depuis que j’ai quitté l’école et commencé à travailler, que dans la vie réelle on disait une chose et qu’on en faisait une autre. D’ailleurs, je savais bien, Œuf, s’en foutait. L’important pour lui était de se débrouiller et de servir sa famille et ses copains.

Ah ! Tu as dû bien voir.

Mais combien faut-il donner ?

Je vais m’y intéresser.

Il revint apportant le poulet, grande joie. Et il me dit qu’en général on donne aux vendeurs, qui gagnent fort bien leur vie ainsi, au minimum la moitié du prix des souliers, sinon autant que ce que vaut la paire convoitée.

Tant que ça ?

Ah, oui. Tu ne l’as pas ?

Maman me le donnera. Complètera. Sinon, dis-je fière, j’achète les chaussures avec ma première paie. C’est encore modeste, mais…

As-tu besoin d’autre chose ? Tu peux payer le poulet une autre fois…

Non, merci. Mais… oui, encore un conseil, s’il te plait.

Oui ?

Comment lui donner le bakchich ? Et s’il le refuse, me dénonce. Payer un travailleur d’État ?

Te refuser ? Tu rêves.

Si les autres clients me voient et font un scandale ?

Fais-le discrètement. Observe celui qui prend le plus souvent. Apprends à glisser l’argent discrètement.

Comme pour le boucher… non, ce n’est pas possible, lui on le paye directement et dans la boutique, on paye à la caisse.

Tu trouveras le moyen, j’en suis sûr.

J’y suis retournée seule, j’ai attendu deux heures à la queue et pendant tout ce temps mon cœur battait à se rompre. Je voyais divers scénarios devant mes yeux, l’un plus affreux que l’autre.

Mon tour arrive.

J’ai de la chance : j’ai devant moi justement celle que j’avais observée accepter un bakchich. Je prends donc tout mon courage et avec le cœur battant toujours mais je lui serre la main :

Buna ziua. (Bon jour, en roumain)

En même temps, je lui glisse l’argent préparé, froissé, moite d’avoir été tant serré dans ma paume. Étonnée de ma main tendue, elle la prend néanmoins. Elle me regarde et aussitôt met sa main (et l’argent) dans la poche.

Elle me sourit.

Quelle pointure ?

Assez grand, hélas : 38 ou 39.

Ah ! Je vais voir ce qu’on a.

Je voudrais une paire commode, dis-je rapidement, je suis debout huit heures au travail, tout comme vous.

Attendez. Je n’ai rien ici, mais je vais regarder derrière, au dépôt.

Qui sait, me dis-je, en même temps regarder combien je lui ai passé…

Ouf. Je n’ai encore rien, mais on ne m’a pas dénoncée, arrêtée, on n’a même pas refusé l’argent avec un visage révolté.

Cette fois-ci maman n’avait pas raison, même si souvent elle ne se trompe pas. Elle ne se débrouille pas bien dans la vie de tous les jours, me dis-je, en attendant.

La vendeuse revient avec deux paires de chaussures dont l’une était pratique et à ma pointure. J’achète.

Je paye à la caisse. J’ai donné autant pour l’obtenir. Pour qu’on la trouve.

Enfin, j’ai une paire de chaussures commodes et neuves !

Hélas, elles me font mal.

Pourrait-on trouver des chaussures mieux adaptées à mes pieds ?

Comment, où ?

Finalement, j’apprends qu’il y avait un magasin où on trouvait de tout, produits locaux ou importés. Mais… ah oui, c’est réservé exclusivement aux dignitaires du parti communiste. L’égalité, oui, la démocratie et le communisme, ou le chemin vers lui, oui, mais… certains sont plus « égaux » que d’autres. Cela me parut incroyable.

Quelques mois plus tard, papa revient de l’étranger, de son voyage de travail à Paris et m’apporte une paire de chaussures noires vernies à haute talons pointus. Pourrai-je marcher avec de tels talons ? Les chaussures étaient juste à ma pointure et, après quelques pas vacillants, je m’élance.

On me conseille de porter au travail des chaussures avec talons hauts, d’après mes collègues c’était plus reposant quand on doit être debout de longues heures. Je n’avais pas encore le droit de m’asseoir de temps en temps près d’un bureaux pendant les heures de travail. Mais, les miennes étaient des chaussures de bal ! Mon père me les a apportées de Paris, fier de pouvoir les offrir à sa grande fille, reconnaissant par cela qu'elle a grandi. Et puis, n’aurai-je pas encore plus mal aux pieds que d’habitude ? Il n’y a qu’à essayer, ‘expérimenter’ comme je le fais pendant le travail dans l’institut de recherche déjà, même si je ne suis encore que technicienne.

Je les emballe : je ne vais pas tout de même les abîmer en marchant avec elles sur la chaussée pleine de pierres et de boue, ni dans le tramway où quelqu’un pourrait marcher sur mes pieds ! Non, je les porterai seulement pendant le travail.

Je décidai, j’essaierai une heure. À la fin de la journée, je me rends compte que je les ai toujours sur mes pieds… qui ne me font plus aussi mal que d’habitude.

Pendant une année je les ai portées au travail et transportées dans mon sac, heureuse et fière, remerciant papa et la France. Hélas, un jour, une goutte d’acide sulfurique est tombée dessus et les belles chaussures noires laquées furent marquées à jamais d’une énorme tache blanche, un trou. « Je t’avais dit de ne pas les porter au travail ! »

Adieu, chaussures de bal !

Je pouvais toujours les mettre au travail, je ne pouvais plus danser dedans. De toute façon, je n’avais plus avec qui aller et, plus tard, avec des talons hauts j’étais trop haute pour mon cavalier et futur mari. En plus, je reçus le droit de m’asseoir davantage pendant mon travail.

Et des innocents!

12 juillet 1954

Aujourd'hui j’ai 20 ans.

J'ai reçu une très belle lettre de ma grand-mère. Je la mettrai ici. Hélas, je n'ai plus le temps de réfléchir maintenant.


14 novembre 1954

Je n'ai rien écrit depuis longtemps, mais ce n’est pas seulement de ma faute. Si pendant un temps quelque chose leur a manqué, les gens peuvent avoir une joie profonde.

Oh, pourquoi les tient-on dans des prisons, sans lumière ni air. Des innocents!

Avant-hier j'ai rencontré Egon, un ami de papa. Il n'était sorti de prison que depuis quelques heures, on l’avait tenu en isolement complet et dans une cellule sans fenêtre, pendant trois ans. Il était livide, blanc comme un mur, et si plein de bonheur. Je n'oublierai jamais son visage ni sa voix, quand il a pu appeler sa femme pour la première fois depuis trois ans.

Le lendemain, je suis allée à l'opéra, on jouait “Fidelio”. Je ne pourrai pas dire si l’œuvre m'a plu ou non : je l'ai profondément ressenti. Beethoven est grand. Sa musique me traversait, je tremblais en écoutant la musique, surtout l’ouverture Leonore III. À la fin du premier acte, il y a une scène bouleversante, quand on laisse sortir un peu à l'air les prisonniers enchaînés. C'était très émouvant en soi, pour moi qui pensais au visage livide d’Egon et à tous ceux qui ne sont pas sortis (encore?) ce l’était encore plus. En fait, je suis extrêmement sensible.

En moi, c'est la tempête, beaucoup, énormément de sentiments cachés. C'est vraiment dommage que je ne sache pas jouer du piano, il y a longtemps que j’ai abandonné. Je crois que j’aurais pu devenir une grande artiste. Ma copine m'a dit que je pourrai devenir une bonne gymnaste, ou une très bonne nageuse, car je suis douée pour ça. J'espère toujours qu'un jour je pourrai devenir écrivain ou poète. D'une certaine façon, il faut que tous ces sentiments jaillissent de moi d’une façon ou de l’autre. Je pourrais devenir une bonne amie, une bonne épouse, une bonne mère. Mais tout ça est caché encore. Quelqu'un devra venir avec la clé appropriée, quelqu'un pour faire sortir le plus possible de tout ça. Seule je n’y arrive pas, je n'ai pas assez de force et d’énergie pour ça.

A la montagne

1 décembre 1954

Félicitations ! Je suis entrée en troisième année. Hier j'ai passé mon dernier examen de deuxième année (toujours en travaillant et étudiant le soir et les week-ends, mais nous avons quelques jours libres autour des examens.). Je devrais m’habituer à écrire chaque jour au moins une page. N'importe quoi. Je pourrais ainsi apprendre énormément.
Je n'ai pas encore décrit dans ce cahier un événement important, mon excursion au sommet du mont Omul, l’Homme.

J'y suis partie avec un groupe il y a un mois et demi, samedi, dimanche et lundi. C’était une chaude journée d’automne. Nous avons grimpé par la Vallée du Cerf vers le sommet Omul (2570 mètres), puis par Babele vers la cime Caraiman. Lundi, nous sommes arrivés à la Croix (érigée en haut d'Omul), puis nous sommes redescendus par la vallée de Japen. C'était merveilleux. Je me suis sentie souvent comme si j'étais sur l’Olympe. Surtout à la Croix. Elle est en marbre, entourée de chaînes.

Derrière nous les rochers, les nuages au-dessous. Quand le vent eut dissipé les nuages vers la droite, on a aperçu en bas un ruban doré argenté : la rivière serpentant dans la vallée. Ensuite est paru aussi Predeal paraissant toute petite, comme une coquille de noix.

J'ai tellement vu de choses merveilleusement poétiques !

Un mur, une paroi rocheuse, haute et large. De loin, cela semblait un simple rocher, mais plus on montait plus il s'élargissait.

Au-dessous des crêtes, comme s’il y avait des poutres, bordées de neige ici et là. Il faisait chaud pendant que nous montions, le vent ne soufflait qu'en haut de la montagne. C'est la dernière demi-heure de montée qui a été la plus dure. Je me croyais déjà en haut, mais il restait devant moi de la route encore et encore. Une sorte de supplice de Tantale. Six heures en tout. Enfin, je suis arrivée à l’Homme (d'en bas il ressemble à une face d’homme).

Je regarde tout autour.

Tout d’un coup, j’aperçois un château du moyen âge avec des coupoles, toute une ville. Plein de coupoles et le vent soufflait très fort. Ici, à 2590 mètres d'altitude, il fait froid. Je regarde mieux le château : il est fait de pierres et de rochers, ce n'est pas l'homme qui l'a construit. C'est la nature.

La route jusqu'à Babele est courte et agréable. D'abord on marche sous le mur de rochers, ensuite dans un chemin plat. Devant le Babele (les Vielles), il y a un monument égyptien, qui n'est pas non plus l'œuvre de l'homme. Qu'est-ce qu'il va devenir dans 1000 ans ? tout ce temps ne le changera peut-être pas.

Du haut du Caraiman, la vue est très belle, mais la route pour descendre est encore plus superbe, surtout quand on arrive dans la forêt. C’est l’automne. Les branches sont jaunes, rouges, vertes, et des feuilles rouges et jaunes tapissent notre chemin.
Je voudrais ramener toute la forêt avec moi ! mais je ne peux prendre que quelques branches. Je suis pénétrée de toute sa beauté que je ne réussis pas à bien exprimer, mais... je me sens comme si mon cœur éclatait de joie.

4 décembre 1954

Alina vient de se marier. J'espère qu’elle sera heureuse. En revenant à la maison après la noce, j'ai commencé à lire Petöfi, quel dommage que tout le monde ne connaisse pas le hongrois, quel grand poète Istvàn Petöfi ! Je ne peux pas recopier tous ses poèmes que j'adore, Il faudrait plusieurs cahiers. Son génie et son amitié (il est vraiment mon ami), m'enflamme et me console. Je suis pleine de ses mots, de ses pensées. J'en ai de la joie, exactement ce que j'éprouvais en écoutant l'ouverture Leonore III: ça passe à travers moi.

Souvent je m'attriste rapidement et je souffre profondément, je suis très sensible. Mais je sais aussi avoir de grandes joies, profondes. Ce n'est pas le bon mot, mais hélas mon vocabulaire hongrois devient de plus en plus pauvre. A 15 ans, quand je suis parti de Cluj, j'en savais beaucoup plus, je j'ai l'impression.

Pourquoi je ne suis pas intervenue?

11 décembre 1954

Il ne s'est rien passé de spécial. Ce soir, quand je suis revenue à la maison j'ai vu deux garçons, le plus petit pleurait et le plus grand le poussait avec méchanceté et orgueil. Un moment, une idée m'a traversée : y aller m'en mêler. Dire au plus grand : “si tu veux faire le héros, prends-t-en à un camarade de ton âge, ou plus fort, plus grand. Faire mal à un plus petit est infâme”. Mais j’ai poursuivi mon chemin. Et dans mon dos j'entendais encore la voix du plus petit pleurnichant.

Pourquoi suis-je partie sans rien faire ? Pourquoi ne m'en suis-je pas mêlée ? Et les gens, pourquoi passent-ils et continuent-ils leur chemin devant mille choses semblables ? (Mon inspiration a disparu, il y a une demi heure j'aurais mieux su l’exprimer.)

Pas encore rencontré

23 février 1955

Ai-je mentionné que je travaille dorénavant à l’Institut de Recherches Chimiques ? L’usine d’antibiotique est loin d’être terminée de toute façon.

La semaine prochaine, j’ai commencé à passer mes examens de troisième année de la faculté de chimie par correspondance (bien sûr, seulement les études sont par correspondance, pas les examens, et nous avons aussi quelques cours du soir.)

Ma tante m’a dit que j’ai régressé dans mon comportement social. C’est vrai. Dommage. Mais je me soigne mieux et j'ai reçu plein de choses nouvelles (robes, chaussures.) Tous ceux qui ne m'ont pas vue depuis un certain temps me disent que je suis devenue beaucoup plus belle. Je commence à les croire. J’ai commencé à avoir du succès auprès des étudiants, ce qui ne m'arrivait pas il y a deux ans. Maintenant ils ne m'intéressent plus. Les hommes plus mûrs me plaisent davantage, hélas, je ne les intéresse pas. Tout cela n'est pas très sérieux.

Je n’ai pas encore rencontré de garçons bien. C'est plus facile pour mes amies Marthe et Véra, habitant à Cluj. Que les garçons de là bas sont différents, plus sérieux et plus honnêtes !

Qu’est-ce qui m’a fait plaisir encore récemment ? Je m’en souviens ! Plusieurs romans de Jókai, mais surtout “Les fils de l’homme au cœur de pierre”. En le lisant, je me suis sentie transportée, j'étais exaltée. Comme il enseigne l'amour de la patrie ! Il faudra que la jeunesse le lise pour mieux aimer sa patrie. J'avais déjà lu beaucoup de ses romans (au moins 60 depuis mes 12 ans) et leur lecture a eu pas mal d'influence sur moi. J’ai relu au moins 15 fois son roman Le Nouveau Propriétaire et beaucoup de ce qu’il dit dans ce livre restera en moi. Je n'oublierai jamais par exemple qu’un baiser sur la main d'un homme donné par une femme, représente pour lui une grande dette.

Bonne nuit. Si je n’arrive pas à m’endormir, je serai somnolente au travail demain pendant toute la journée. L’horoscope dit des gens nés en juillet que “leur âme est comme un appareil photographique sensible,” est-ce vrai ?

De 21 à 22 ans

16 septembre 1955

J'ai eu un beau printemps, jamais peut-être je n'ai eu autant de joies. Bert, le meilleur ami d'Eugène, m'a fait la cour. Plaire c’était très agréable, même s’il ne me plaisait pas. Je me sentais très bien. Par contre, Eugène … mais il était l'ami d'Alina, puis de Marie, sinon...

J’ai terminé tous mes examens de troisième année.

Cet été, pour la première fois de ma vie, je suis allée pour deux jours à la mer ; ensuite à Cluj. De là-bas, je suis partie en excursion dans les montagnes avec tante Irène et, pour la première fois, j’ai flirté un peu avec un garçon que nous avons rencontré sur la route.

Il y a deux semaines, nous sommes parties pour trois jours à la montagne avec une de mes collègues de travail. C'était un grand événement. Cela vaudrait la peine de le décrire, si je trouvais des mots pour cela. Demain, aujourd'hui je n'ai pas le temps.

1 janvier 1956

Nouvelle année, bonjour !

Que m'est-il arrivé, qu'ai-je fait pendant cette dernière année?

J'ai terminé ma troisième année, je suis en 4e et je continue à bûcher. J'ai réussi à entrer comme Technicienne à l’Institut de Recherches et j'y ai appris beaucoup de choses importantes et nouvelles. Au début, j'ai dû beaucoup avaler de Félicie, mon chef, mais ce sont mes années d’apprentissage, il faut en passer par là. J’espère que cette année sera moins difficile au travail. Je dois faire plus d'efforts, et ne pas oublier ma façon de me présenter non plus. J'ai appris à traduire des textes chimiques du roumain en russe (un peu), et j'ai lu toute seule une pièce de théâtre assez facile en allemand. Cet été j'ai décidé de me balader pendant tous mes congés, ne plus rester dans un seul endroit. Mais je ne veux pas partir seule, je voudrais le faire à deux.
J'ai eu des copains, je n'en ai plus. Pourtant, il m'en faudrait. Je suis peut-être devenue trop calme, trop flegmatique, et trop lente. Je ne crois pas que c'est bien. Je devrais devenir un meilleur enfant pour maman.

Pour la première fois, un garçon est sérieusement tombé amoureux de moi et il m'aurait épousée si je l'avais aimé. Bert est un garçon vraiment bien, mais malheureusement, il ne m'a pas du tout attirée : je ne supportais même pas qu'il mette sa main sur mon bras (il l’a essayé une fois au cinéma). Il m'a fait la cour pendant trois mois et c’était pour moi une période très heureuse. Mon plus beau printemps. J'ai eu tellement de joie de vivre !

12 juillet 1956, minuit
Je viens d’avoir 22 ans. Personne ne m'a encore embrassée. J'espère que je serai très heureuse dans ma vie et aussi en amour. Quand deviendrai-je amoureuse et aimée de quelqu'un ?


Je n'ai pas écrit beaucoup cette année si pleine pourtant de ma vie... et le garçon n'était pas hélas celui qui m'attirait et l'autre qui m'attirait n'était pas à moi (heureusement, d'ailleurs). Les attirances sont si difficiles à comprendre, pourtant Bert était un garçon "bien sûr tout respects" mais je n'étais pas dû tout attiré par lui. Dommage? J'étais un bourgeon qui s'était ouvert en retard peut-être, mais avec le temps, je me rattraperai...

Que je voudrais croire encore !

29 août 1956

J'ai un stylo et du papier devant moi, je peux écrire. Par quoi commencer ?

Tant de choses se sont accumulées et tourbillonnent en moi. Ma main arrive à peine à suivre mes pensées... Les pensées s'envolent rapidement, l'une suit l'autre. J'essaierai quand même de les fixer. Ça vaut la peine, c'est nécessaire !

Ce n'est pas la première fois que j'y pense, ni la dernière fois peut-être, mais aujourd’hui mon cœur est tellement plein de ce que je ressens, il éclaterait si je ne racontais pas tout ce qui me tourmente. Le temps de mettre mes pensées noir sur blanc est enfin arrivé.

J’ai commencé à réfléchir profondément après avoir lu la saga “Sasa” de Illés. J'ai souffert avec ce vieux qu'on a finalement exécuté. Pourquoi ? Il était un hors la loi, une sorte de Robin des Bois. J’ai pensé ensuite à Fadéev, l'auteur de "La Jeune Garde". Qui ou quoi l'a conduit à boire, puis à se suicider ? Et Majakovski ? Est-ce les gens autour d’eux ou le parti ? Il parait que Majakovski a été exclu du parti communiste peu de temps avant sa mort et j’avais entendu qu’on a obligé Fadéev à modifier son roman. Ou alors, s’est-il tué parce que sa femme venait de mourir ? Je me suis d’un coup rappelée combien ces écrivains étaient enthousiastes à vingt-six ans, en 1926!

Et nous ?

Je n'ai que 22 ans, Édith 18 et Marthe 23, mais où est passée notre croyance ? Où s’est-elle envolée ? A quoi s'agripper maintenant ?

Becher dit “ne croyez pas, sachez ” - mais savoir quoi ? Il faut quand même croire en quelque chose. Tout le monde a besoin d'un point d'appui, au moins la plupart, faibles comme nous. Nous avons cru en Staline. Nous sommes ‘la génération Staline’, il était notre citadelle. Maintenant, c'est comme si on nous avait retiré le sol sous les pieds, nous ne trouvons pas à quoi croire. On nous a dégrisés et en même temps désillusionnés. On nous fait croire aujourd’hui que ceci ou cela n'était pas vrai, n'était pas bien, alors on commence à penser : le reste, est il bon, est il vrai?
En fait, qu’est ce qui est vrai et qu'est ce qui ne l'est pas ?

Y a t il la moindre vérité dans ces journaux que nous avons complètement crus jusqu'ici ? Existe-t-il même une vérité ? Qu'est ce qui est bon et qu'est-ce qui est mauvais ?

La dictature prolétarienne est-elle bonne ? Elle détruit, entre autres, aussi les génies. Et si la dictature n'est pas bien, comment faire pour que tout le monde travaille ici et ne fasse pas seulement semblant ? Travailleraient-ils s'ils n’avaient plus peur, s'ils ne craignaient pas qu’on les jette dehors ? Comment faire alors ?

Je me suis rendu compte combien tout ce que Illes avait écrit est proche de ce qui nous arrive maintenant. Dans son avant propos, écrit pourtant il y 36 ans, il disait qu’il a toujours écrit ce dont les gens avaient vraiment besoin. Je devrais lui envoyer une lettre, ou mieux, aller le voir quand je serai à Budapest. Je réussirai à l'approcher et lui dire ce qui me pèse tant. Je sais que cette détresse ne pèse pas que sur moi, mais aussi sur des milliers et milliers de jeunes et moins jeunes qui sont désillusionnés, qui se sont dégrisés. Tous cherchent une nouvelle croyance... quelque chose sur laquelle s’appuyer.

Oh, qui va me rendre ma croyance ! c'est ainsi que je me lamentais tout à l'heure, mes yeux étaient même pleins de larmes, et puis, je me suis rappelée que c'était déjà pour moi la deuxième croyance !

Ma première croyance a été la religion, Dieu. Enfant, j'ai profondément cru en Dieu, mais devenue adolescente, il n'en restait plus de trace. Mais, si je me souviens bien, il ne m'a pas été facile de m'en débarrasser, et de décider "Dieu n'existe pas", le monde n’a pas été créé en sept jours, et de préférer croire à la géologie, à la science... C’était extrêmement difficile.

Mais ce n'est pas beaucoup plus facile maintenant. Voir Staline, que j'ai aimé, que j'aime encore, tel qu’on le décrit actuellement. Ana Pauker limogée me plaît encore. Et l'ancienne politique. Maintenant il y en a une, ‘nouvelle’. ‘Meilleure’, disent-ils. Est-ce mieux ?

Parmi les jeunes qui entre 1949 et 1953 ont milité dans la Jeunesse Communiste, qui ont cru à son Idéologie, qui l’ont clamée et diffusée, qui se sont enflammés, leur travail de militant remplissant toute leur vie, ne leur laissant plus de temps pour autre chose, combien en reste-t-il qui y croient encore ? Fort peu, je crois. C’est déchirant. Désormais, il sera très difficile de nous faire croire à quoi que ce soit, nous sommes devenus sceptiques. Pourtant il serait si bon...
Est-ce qu'après tout enthousiasme, on reçoit une douche froide ?

C'est possible. J’aurais préféré qu’elle arrive plus tard. Alors, j'aurais pu dire « la jeunesse est pleine d'enthousiasme et la vieillesse en rit. » Mais moi je suis encore jeune, je devrais pouvoir encore être plein de passion !

J'ai même essayé de parler avec deux communistes qui croient encore à tout ce à quoi je ne crois plus. Je leur ai demandé de me convaincre, de me démontrer que je n'ai pas raison. Comme j'aurais été heureuse, s’ils avaient réussi ! Ils ont essayé, mais après un quart d'heure pour l'un, une demi-heure pour l'autre, ils ont renoncé : “une autre fois” m'ont-ils dit.
J'ai aussi perdu mes illusions sur les relations entre filles et garçons (homme – femme), mais j'écrirai en détail sur ça une autre fois. Il y a beaucoup de problèmes dans la Vie difficiles à résoudre. Est-ce possible ? Quelqu’un saurait-il répondre à toutes mes questions ? Peut-être. Mais, si lui aussi essaye de me leurrer, m’induire en erreur ?

Au moins, j'ai réussi à exprimer ce qui bouillonnait en moi, ce qui me pesait. Je me suis tranquillisée. Un peu. J’éteindrai la lumière et dormirai - si je peux. Je dois, car il est déjà onze heures et demain une nouvelle journée de travail m’attend. Bonne nuit !

Chut! nous sommes en communisme

6 octobre 1956

Le temps passe rapidement. J'avais l'impression que peu de semaines s’étaient écoulées depuis la dernière fois que j'ai écrit, mais je viens de vérifier la date : neuf semaines se sont déjà passées. Comme elles se sont envolées vite! Mais ce n'est pas pour cela que je viens de reprendre la plume.

J'ai eu de nouveau du plaisir, un sentiment étrange en assistant à la première d’une pièce de théâtre, Les Journalistes de Mirodàn. Le début était assez lent. J'ai attendu. Les acteurs en général étaient très bons mais… Le deuxième acte avait deux scènes : la première jouée par un grand acteur merveilleusement et un autre plutôt moyen. Quand le rideau s'est levé sur la deuxième scène, l'atmosphère était aussitôt familière, intime et vraie. Quatre personnes en Conférence de rédaction, c’était attachant, mais c'était encore du théâtre. Et d'un coup, comme si la foudre m'avait transpercée !

Je me souviens quand ça a commencé : le Secrétaire du Parti disant “mais…”, comme un vrai homme vivant et pas un acteur de théâtre. Quelque chose m'a traversée et à partir de là, j’ai avidement absorbé ce qui suivait. Je me suis sentie avec eux, comme si j’étais moi aussi autour de la table, je m'identifiais complètement et j’aimais de plus en plus le héros positif, le rédacteur de journal, joué par l’acteur Radu Beligan. Mais les autres étaient aussi autour de moi, ils vivaient.

Ce n'étaient plus un rôle qu'ils jouaient ! Je vivais tellement avec eux que pendant l’entracte j’étais comme étourdie : je continuais à m'inquiéter avec eux, je n’étais plus Julie dans un entracte ! Je me régalais, mon cœur en était rempli. Je pensais que si nous applaudissions jusqu'au matin, ce ne serait pas trop.

Le troisième acte était intéressant et plein d’humour, mais il n’était pas au même niveau que le deuxième et la fin aurait été horriblement formelle et ennuyeuse si Beligan n'avait pas formidablement conclu la pièce ainsi :


“Chut ! Maintenant, ici, nous sommes en communisme ! “

Un applaudissement “de fer” a suivi, ou plutôt aurait suivi si le rideau de fer avait existé en Roumanie. (En Hongrie, après le spectacle, il y a un rideau de fer qui se ferme. Si on applaudit encore et encore, les acteurs sortent d'une petite porte au milieu du rideau de fer.)

Je portais, ce soir-là, une jolie robe toute neuve et j'étais rayonnante. Devant le théâtre, un garçon m'a aperçue, je lui ai plu, il m'a suivi et - nous avons fait connaissance ! Disons plutôt qu'on s'est dit quelques mots et que je lui ai donné mon numéro de téléphone. Il était assez sympathique. et c'était déjà pour moi l'Aventure ! Et “la couronne n'est pas tombée de ma tête !” Dans cette robe, j'ai vraiment une bonne silhouette.



Après quelques représentations, la pièce fut interdite et l’on ne joua plus aucune pièce de Mirodàn, c’était considéré comme trop subversif, oui, on était dans le communisme.

Liberté de parole...

14 octobre 1956

Le journal littéraire hongrois dirigé par Illés m'a fortement bouleversée. En Hongrie, il y a maintenant une complète liberté de parole et même d'écriture !

Je commence à guérir. Je commence à m'en sortir, sur un autre chemin, autrement. Mais toujours vers le communisme. Je ne suis pas encore complètement guérie, mais je suis déjà en convalescence.



15 octobre 1956

Hier soir, j'ai assisté à la première de “L’étoile sans nom” du dramaturge Sébastien : les étoiles ne s’éloignent jamais de leur chemin ! voulait-il exprimer.

Le rôle principal était joué de nouveau par Radu Beligan, avec délicatesse, art et sentiment. Il y a mis toute son âme. À la fin, tout le monde avait les yeux humides, moi aussi. J'ai surtout aimé le dernier acte, du début jusqu'à la fin. Les acteurs roumains sont très bons, disons plutôt : il y a beaucoup d'excellents acteurs roumains. Tout le monde était habillé très élégamment et audacieusement, et je me suis sentie à l'aise parmi eux. J'attends avec impatience d'être à Budapest. Il y a tellement de choses qui s’y passent dans le cercle des écrivains, mais aussi autrement !

Les refrains de Chant Hongrois par Petöfi me reviennent.

Debout, Hongrois, la patrie nous appelle !
C’est l’heure, à présent ou jamais !
Serons - nous esclaves ou libres ?
Voilà le choix, décidez !

Par le Dieu des Hongrois nous jurons,
Oui, nous jurons,
Que jamais plus esclaves
Nous ne serons !

Comment passer des examens

21 octobre 1956

Cette semaine j'ai passé avec succès trois examens.

Mes conclusions :

1. Ne programme qu’autant de matières pour une session d’examens que tu aurais le temps d'assimiler. Laisse plutôt l’une pour la prochaine fois.

2. N'étudie pas dans une pièce où il y a un lit, et en aucun cas dans ton lit. Étudie sur une chaise devant une table confortable, dans le salon, ou mieux encore dans une bibliothèque où tu ne peux pas faire autre chose.

3. Si pendant la journée tu sens que tu n'es plus capable d'absorber, arrête-toi tout de suite, fais une pause. Prends quelque chose de sucré, bois du café, parle ou alors, va te promener. Si vers le soir tu sens que tu n'assimiles plus, ferme le livre et ne force pas l'apprentissage. Couche-toi ou distrais toi. Réveille-toi plutôt le matin tôt pour continuer.

4. La première fois, lis le texte et cherche à le comprendre. Ensuite, extrais l'essentiel. Tu reprendras la troisième fois à partir du résumé faisant un résumé plus court encore, celui-ci tu pourras le relire plusieurs fois et même avant d’entrer dans la salle d’examens.

5. Pour moi c'est très efficace d'étudier au dernier moment. Il faut absolument relire l’avant-dernier jour le résumé pour me rafraîchir ma mémoire.

6. Ne te laisse pas effrayer par d'autres qui croient que tu n'étudies pas assez. Ne te force pas, sinon il ne restera rien dans ta tête. Quand tu étudies avec plaisir, tu assimiles beaucoup mieux.

7. Juste avant un examen, étudie seulement pour celui-ci. C'est le plus important, il ne faut penser à rien d'autre... jusqu'à ce que l’examen soit fini. Autant que possible, ne donne pas trop d'importance à un examen, sinon tu risques de paniquer et alors, tu n’utiliseras plus toute ton énergie positivement.

8. Avant l'examen, autant que possible, étudie le prof, et réponds-lui ce qu'il attend, pour certains enseignants c'est essentiel. Cherche ses faiblesses, et quelles parties du sujet il préfère. Si tu ne peux pas faire autrement, étudie-le pendant l'examen, en laissant les autres répondre avant toi.

9. Il n'est pas bon de raconter après l'examen tout ce qui s’est passé à tes collègues, ni à quelqu'un travaillant à l'Université. De temps en temps il vaut mieux se taire : être trop sincère peut te nuire.
De nouveau, je n’osais pas écrire tout ce que je ressentais sur la révolution, à la place, j’écrivis en roumain sur des examens, (le seul texte roumain de mes journaux).

La révolution hongroise

30 décembre 1956

Tant de choses se sont passées dans le monde depuis que j'ai écrit pour la dernière fois sur la Hongrie. En un mot, la révolution hongroise. Une révolution qui, je crois n'est pas moindre que celle de 1848 [quand Petöfi a écrit son poème et l’a déclamé sur les marches devant le Parlement], et son importance mondiale est même beaucoup plus grande. Les événements et la répression de ce soulèvement populaire, tout comme leurs présentations contradictoires par les diverses radios - m’ont énormément changée (au moins, beaucoup). Pas seulement moi, ils ont transformé tout le monde, autant ceux qui le reconnaissent que ceux qui ne le reconnaissent pas.

Ce qui s’est passé m'a ouvert les yeux et je suis énormément perturbée. Ils m'ont aussi montré combien je suis hongroise. Mon cœur saignait et saigne encore pour eux. Il est à vif. Mes yeux se sont ouverts et je me suis rendu compte clairement, ce que je pressentais seulement : toute politique est mensonge. Celui qui croit en n'importe quelle politique est stupide. Chacun agit selon ses intérêts, et pas selon ses idéaux.

On dit que cette révolution a été une révolution “réactionnaire”, mais c'était celle du peuple. Elle a montré de nouveau de quoi la jeunesse est capable tout comme en 1848. Hélas, ses enseignements sont très tristes. Si au moins elle s’était terminée bien, si elle avait apporté une vie plus libre, meilleure. Mais pour le moment, la situation a seulement empiré. Les écrivains hongrois ont été des révolutionnaires, tout comme en 1848.

Je suis toute en désarroi. Jusqu'à maintenant, le parti communiste soviétique était resté mon point d'appui. C’est terminé. Lui aussi, n’est qu’un parti politique : “Prends ce que tu peux.” Dorénavant, tous les Hongrois détestent les Russes. Pas moi, mais ils ont perdu toute ma considération, mon estime et mon amour. N'y a-t-il pas un seul homme intelligent parmi eux ? Il paraît que non. Finalement, je me suis rendu compte qu’en menant leur propre politique, sans se soucier des Soviétiques, les Yougoslaves et les Chinois ont été les plus malins. Vraiment ?

Hélas, il manquait, chez les hongrois une personnalité de premier plan, un bon guide, quelqu’un fort, décidé et intelligent à la fois. Que reste-t-il du principe ‘c'est le besoin qui crée les chefs’ ? il n’est resté que le besoin.

Au fond, il reste très peu de choses en quoi je crois encore. Je comprends de mieux en mieux le poème de Becher: “Ne crois qu'en ce que tu sais.” Je vais y réfléchir très sérieusement. Je vais rassembler pour moi ce que je sais et ce que je dois croire. Et puis réfléchir, est-ce vrai ?

Bucarest, 6 janvier 1957

Jamais de ma vie je n'ai été aussi bouleversée !

Cette journée m'a rassurée, et convaincue que je ne suis pas frigide, bien que je n’aie pas aimé quand Bert a voulu mettre sa main sur moi au cinéma et que je n'aie rien ressenti quand il m'a serrée. Eugène a mis seulement sa main sur mon bras, m'a regardée et il a joué avec mes cheveux : cela m’a tellement remuée que j'avais envie de “sortir de ma peau”.

Alors je lui ai dit... Quoi ? C'est dommage qu’on nous ait si rapidement interrompus, nous n'avons pas pu nous expliquer tranquillement. Je crains qu’il ne revienne plus me voir, longtemps et j'ai peur de trop désirer être avec lui. Je devrais avoir honte, mais je n’y arrive pas, mon sang me dit que...

Comme il se laisse facilement séduire pour quelques semaines, c’est ce que je devrais faire. Mais entre-temps, faire attention, ne pas tomber amoureuse de lui ! avoir juste un flirt, au maximum, s’embrasser.

Mon Dieu, que m’est-il arrivé ? Je me suis enfin tranquillisée, mais pendant au moins une heure, même parmi nos copains, mon cœur a palpité, tellement fort !

Je crois que quand je serai amoureuse de quelqu'un, corps et âme, et qu'il me dira qu'il m'aime, je perdrai très rapidement la tête. Ce n'est qu'aujourd’hui que je commence à comprendre Alina… Et finalement pourquoi pas ? Pourquoi resterai-je la seule vierge parmi mille filles ? Ah là là, je suis devenue folle. Mais j'espère que personne ne lira ces lignes.

C'est le printemps. Je suis jeune. Enfin on m'apporte des fleurs. Après le printemps avec Bert qui m'avait même demandée en mariage, j'espère que ce printemps sera encore meilleur. Peut-être cette fois-ci, je réussirai à tomber amoureuse d’un de ces garçons qui sont autour de moi et à qui je plais. Que ça serait bon ! Bien sûr, tout n'est pas parfait.

Je suis curieuse, qui sera le premier à m'embrasser ?


Que la vie est difficile, compliquée! mais je reparlerai de ça une autre fois.

16 février 1957

Que le six janvier me paraît lointain ! Combien de choses peuvent parfois se passer en un mois et demi… J'espère que je réussirai à toujours conserver un cercle de copains. Ce n'est pas important qu’ils soient les mêmes, l'important c’est d'en avoir. Que c'est bon quand on a des copains ! Je le dois à une idée que j'ai eue, mais aussi à Estelle, et surtout au fait que notre première rencontre de dimanche soir a si bien réussi. Nous allons nous réunir dans deux semaines de nouveau, puis une semaine après, et j'espère que cela continuera ainsi.

Je suis devenue plus maligne : nous n’invitons pas de filles beaucoup plus jolies que nous. Mais n’importe comment, j’ai du succès, et c'est un sentiment agréable. Sans parler de Michel, il m'a fait la cour ouvertement dès notre première rencontre, mais je plais aussi aux autres. Je ne sais pas encore me comporter tout à fait bien, mais j'apprends. Je me distrais, d’accord, mais il faut absolument passer d’abord l'examen de Mécaniques. Eugène commence à être jaloux, pourtant il ne m'attire plus.

Sandou, Dodo, Bandi, Dolphy, Laci, Mihai, Eugène, d'un coup, sept garçons s'intéressent plus ou moins à moi. Je suis curieuse de savoir qui d’entre eux va réussir à m’enflammer encore une fois, autant que cet idiot d’Eugène qui ne s’en est pas rendu compte, ne l'a pas utilisé, et qui depuis n'a plus réussi (pourtant il a essayé). Et quand ? Alors, j’étais un volcan en éruption. Je suis de nouveau un bloc de glace qui attend d’être fondu, mais ne fond pas aisément.

Rester seule?

24 février 1957

Être seul commence à m'énerver. Alina est déjà femme. Marthe attend même un bébé et Édith n'en est pas à son premier garçon, non plus. Et moi, je suis toujours sans attache. En plus, je dois étudier pendant trois semaines et y mettre toute mon énergie.Hier soir j'avais envie d'Eugène : il m'a téléphoné et je lui ai dit de ne pas venir. Pourtant lui, il n’est rien pour moi. J'attends déjà, j'attends beaucoup le vrai. Mon mari. LUI. Et puis mon enfant. Rester vierge si longtemps n'est pas une bonne affaire : c'est difficile, et cela n’en vaut même pas la peine. Que faire ? Je suis ainsi. Pleine de désir tant que je suis seule. Mais quand je suis avec un garçon c'est tout à fait différent, je deviens distante, fermée...

28 février 1957

Je n'aurais jamais cru qu'un film pourrait être de l’Art. Aussi fin et artistique que le film soviétique “Dernière Rencontre !” Les couleurs, les images, la nature, le contenu, le jeu, la réalisation, les costumes, toutes les scènes ont été tellement travaillées qu'elles produisent ensemble une œuvre merveilleuse. Et la musique ! Le tout, comme un très beau poème. Ils ont su récréer la vie russe de l’époque, y ajouter des enseignements pour aujourd’hui, le tout seulement en suggérant. C’est du grand art que de laisser supposer et ne pas tout dire carrément. Tant d’images comme de merveilleuses peintures.

J'ai encore devant les yeux plusieurs scènes de la nature sans personnage : la mer, le désert, les montagnes enneigées, et aussi celles où les gens bougent, vivent, s’aiment, pleurent, se promènent. C’est seulement le début qui n'a pas été à la hauteur du reste, mais peut-être à cause cela le reste m'a plu davantage et de plus en plus. J’ai eu énormément de plaisir ! au moins autant que si j'avais été voir une pièce de théâtre ou un opéra. J'avais envie d’applaudir : c'était difficile de me rappeler que c’etait un film et qu’on n’applaudit pas au cinéma.

Dehors il pleut. Bonne nuit.

Premier baiser reçu

21 mars 1957 (le premier baiser)

Il ne s'est rien passé de spécial, seulement...

“Ne me repousse pas...” - vraiment Eugène n'a aucune fierté.

Tout s’est passé comme je l'ai voulu. Mais qu'est-ce que je veux ? Comment me comporter ?

—–

Le lendemain il est revenu.

Ai-je bien agi ? Je crois que oui.

22 mars 1957

Je suis souvent méchante, mais je sais aussi être très bonne, et comme je l'avoue, on ne me croit pas : je suis donc encore pire ! Faites attention !

Je n'ai pas peur des mots. Je n'ai pas peur de proclamer ce que les autres pensent, mais n'osent pas dire, n'osent pas avouer. J'aime mettre des mots sur mes sentiments, mes sensations, mes pensés, sur tout. Pour moi, il n’y a pas de sujets dont “on ne doit pas parler”.

Je suis superficielle, je le regrette beaucoup, ce n'est pas bien. Mais que faire ? Je suis ainsi. Je ne crois pas qu'on peut se débarrasser de ça.

Aujourd'hui, Florescu, le Ministre de l'Industrie Chimique a visité notre Institut. Ce qu'il a dit était très intéressant, c'est un homme très sympathique et intelligent. Hier, un garçon est venu parler avec mon chef, il m'a beaucoup plu. Peut-être, parce qu'il m’a regardée comme si je n’existais pas. Je crois qu’il s’appelle Simon. Quelque chose en lui me rappelle le prof de l’école des antibiotiques dont j'étais entichée autrefois (ses mains écrivant sur le tableau noir m’avaient troublée.)

J'ai raconté à ma tante Irène ce qui m'était arrivé, pourtant j'ai assez de jugement, toute seule. Je le constate. Peut-être, saurai-je aussi comment me comporter avec mon mari. Aussi ? Mais je suis un peu lâche, je crains que quelqu’un lise mon journal. Penser, raconter est une chose, décrire noir sur blanc, c'est différent. Si maman le trouve ? Elle voudrait lire tout que j’écris. Où cacher ce cahier ?

La curiosité est une habitude, un défaut humain. Les drames de la jalousie, de la haine, de l’indécision ont été décrits par Shakespeare, mais qui a décrit ceux de la curiosité ? Personne (autant que je sache), pourtant que de bon ou mauvais peut en sortir !

Eugène m’a manqué. Pourtant c'est moi qui me suis comportée hier d'une façon qui explique pourquoi il ne m'a pas appelée aujourd'hui. C'est moi qui aurais dû. Bon, demain. Ai-je réussi avec lui ce que je voulais ? Et pourtant je suis mécontente. Ce n'est pas bon qu'un garçon laisse tout reposer sur une fille, se laisse conduire, et fasse ce qu’elle paraît vouloir. De temps en temps il faut être un peu plus ferme, mais pas brutal : viril. Je n'aime pas provoquer, ni céder trop facilement. En rien d’ailleurs.

Bonne nuit !

24 mars 1957

J'ai une meilleure mine. Enfin, je suis contente de mon aspect. J'espère que cela durera, non seulement aujourd’hui quand il n'y a personne pour l'apprécier, mais longtemps encore. Mes cheveux sont plus longs et ils tombent très bien. Mon teint est d’un joli brun, car j’ai réussi bronzer au lieu de brûler, mes lèvres un peu fardées, mon visage est régulier pour une fois sans taches de rousseur. J'ai bonne mine. Mon nouveau costume trois pièces et ma blouse de soie naturelle me donnent une allure élégante.

C'est maintenant que je devrais rencontrer mon futur mari. Je suis enfin telle que je voudrais que soit la fille qui lui plaise. Je dois absolument le trouver !

Je dois sortir beaucoup plus. Par exemple au lieu de me coucher je voudrais revoir Sandou. Suis-je devenue plus sérieuse ? En quelques jours ?

Hier j'ai ressenti pour la première fois que je ne suis plus si jeune. J'ai aperçu dans la rue deux filles de 16 - 17 ans, elles étaient fraîches et belles. Pour la première fois de ma vie, je me suis rendu compte que moi j'ai déjà vingt-trois ans.

Le soir:

Si belle que tu sois, quand tu es à côté d'une fille plus coquette, plus fringante, tu pâlis. Ça me fait mal, juste un peu. Je n'ai pas été jalouse. Moi aussi j'admire Édith. Donc je comprends qu'elle plaise plus à Eugène que moi. Mais je vais dorénavant la laisser se débrouiller toute seule, je ne vais plus l'inviter, l’aider ou la conseiller. C'est curieux que les garçons ressemblent tellement aux filles, Eugène courait après Édith, mais pourtant, il a tout fait pour faire comprendre à Bandi qu’il vient souvent me voir et qu'il est très bien avec moi.

Je ne pourrais être fâchée que si ça ne m'était jamais arrivé, de vouloir conquérir un deuxième ou un troisième garçon, bien qu'un autre m'intéresse. Je ne prétends pas qu'il ne puisse sortir avec d’autres filles que moi. Mais seulement tant que je ne tomberai pas sérieusement amoureuse, puisque alors...

Ai-je jamais été amoureuse, sérieusement ?

Je ne le crois pas.

Moïse m’avait plu au lycée et j’avais aussi été attirée par un de mes profs à l’école d’antibiotiques, mais seulement de loin pour tous les deux, sans les connaître réellement, ni l’un ni l’autre. Je n'ai rien eu d'autre de plus sérieux. Eugène, c'est juste un jeu, en attendant l’Autre. Cela aurait pu devenir très sérieux, mais entre temps j’ai découvert comment il était vraiment.

Chez moi, jusqu’à maintenant, c’est ma raison qui a gouverné. Mais le temps doit arriver où mon cœur dictera. Je l'attends, ce temps-là !