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Avant les premiers baisers



Photo par mon cousin, un peu avant que je rencontre Simon (j'avais 23 ans).

J'étais heureuse aujourd'hui

20 mai 1957

J’étais heureuse aujourd’hui, mais je ne sais pas pourquoi. Rien de spécial ne s’est pourtant passé. Peut-être à cause d’hier. « Qu’on n’en parle plus ! » et aussi : « Je ne me lie pas sans cause. » Mais peut-être, qu’à cause de la jalousie de Simon, il était vraiment très jaloux d’Eugène. Pourtant, il n’y a pas de quoi.

Aujourd’hui, à cause de cela j'ai craint de me promener dans la rue avec deux copains rencontrés par hasard. Qu’est ce qui m'arrive ? Je ris de moi-même. Il ne me plaît même pas tant que ça ! Alors, pourquoi je me préoccupe tellement de ses caprices ? Demain soir, je dois aller faire des travaux pratiques au laboratoire de l’université. Quand va-t-il m’appeler ? Quand nous reverrons-nous ? Si je ne peux pas sortir avec d’autres, il faudrait au moins que je puisse aller partout avec lui.

Une promenade avec Simon

26 mai 1957

Je n'ai pas assez de tact. Je heurte encore les gens sans le vouloir. Je dois apprendre à ne pas insister, être plus discrète. Je suis pleine d’inhibitions. Est-ce bien ? Je ne crois pas. Si tout le monde faisait ce qu'il voulait, que deviendrait la soi-disant civilisation ? on retournerait alors à l’âge de pierre.

Aujourd'hui j'ai fait la connaissance d’Etienne S. cousin de maman. Nous avons eu une longue conversation très intéressante et agréable. Entre autres, j’ai laissé échapper que je tiens un journal depuis l’âge de dix ans, il m'a encouragée à ne pas m'arrêter, surtout continuer mon journal. Nous avons parlé de choses intéressantes (c’est un très bon causeur.) Par exemple, nous avons discuté des différences et ressemblances entre les générations, (il a 40 ans, presque l'âge de maman donc une génération de plus que moi) et des relations entre enfants et parents.

Est-ce qu’il m’arrivera un jour d’oublier ma jeunesse au point de demander à mes enfants qu'ils apprennent des choses par cœur ? Arriverai-je être leur amie ? Je viens de réaliser à quel point il converse bien : il me semblait que nous avions parlé de choses passionnantes, et en réalité, rien de nouveau, seulement je les vois un peu plus clairement.

Jamais encore autant de garçons ne se sont intéressés à moi. Ce sera long d’écrire le nom de tous ceux qui veulent devenir "mon ami" ou plutôt qui ont commencé à me courtiser. J’ai déjà appris à ne pas les faire fuir tout de suite. Bien sûr, c'est difficile de s'occuper de plus d’un à la fois, surtout que je ne sais pas encore comment me comporter, même avec un seul. C'est plus facile avec plusieurs, mais c’est quand même mieux quand tu ES avec un, vraiment.

J’ai maintenant l’impression, et c’est un sentiment très agréable, que je n’ai qu’à bouger le petit doigt pour que vienne l'un ou l'autre. Je me trompe peut-être, mais enfin, je le crois. Que c'est bon !

Aujourd'hui j'ai passé une magnifique journée ! Je me suis reposée ; j'ai plu à Etienne (bonne réclame pour Kolozsvàr), Bandi, Michel, puis Simon m’ont appelée, Eugène m’a rendu visite. Il commence à ressembler un petit peu déjà à un chien battu (j'exagère un peu, mais c'est si agréable.) Édith est passée aussi. J'ai lu un intéressant roman policier tout en écoutant des valses, tangos et opérettes.

C’est quand même agréable l’amour. Une chanson d'opérette de Strauss comme si elle caressait mon cœur, j’ai envie d’éclater – mais agréablement.Il serait bon d’avoir un mari aussi sympathique et intelligent qu’Etienne, (bien sûr 10 ans de moins.) Il pourrait avoir des défauts graves que je n’ai pas encore vus. D'un coup je me suis rappelée Alina, que fait-elle ? J'aurais dû lui téléphoner, trop tard. Bonne nuit !Je suis quelqu’un de très - comment le dire ? - réfléchi. J'essaie toujours de comprendre ce qui va se passer après, ainsi je suis souvent prudente, froide. Pour dire mieux, c'est pour cela que je ne fais pas souvent de grosses bêtises.

Il se peut que je regrette un jour d’avoir été si retenue, de n’avoir pas laissé davantage de place à mes sensations, mes “instincts”, mais pour le moment je ne le regrette pas. Je constate que le respect est bon quand même, par exemple, vis-à-vis de Simon. Jamais on ne parlera de moi ainsi : “vaut-elle la peine qu'on perde une nuit avec elle ?” Ils ne le feront pas ! Et ma résolution de ne jamais flirter avec un homme marié est bonne, elle aussi, pas à cause des raisons morales (ne pas abîmer son mariage), pour cela aussi, mais surtout parce qu’en réalité, il aimera et respectera finalement sa femme. Toi, au maximum, pour un moment.

31 mai 1957

Aujourd'hui Simon m'a dit que je suis très bonne et très pure. Pourtant ce n'est qu’un instinct féminin normal d’essayer de consoler un homme malheureux . Pure, est beau et vrai. Donc il ne s'agit pas seulement de respect et être « pure » vaut vraiment quelque chose. C'est pourquoi il me regarde, lui aussi ainsi. Mais je ne suis pas aussi bonne qu’il le croit. C'était naturel, mais je l’avais cajolé en restant lucide intérieurement. Quand est-ce que je tomberai moi aussi amoureuse de quelqu'un ? J'ai eu de la compassion, heureusement il ne s'est pas rendu compte. Il avait juste besoin qu’on le chouchoute un peu . J'en ai eu même honte, tellement il m’a dit de belles choses et il a eu trop de reconnaissance pour un peu de consolation. Il m'a placée tellement haut. Vraiment trop.

Que le monde est merveilleux

1e juin 1957, le matin

Que le ciel est bleu, que la terre est verte, que le monde est beau quand tu es heureuse et contente. Plus bleu, plus vert, plus beau qu'autrefois.

Simonov l’a bien dit dans sa pièce de théâtre Il en sera ainsi :

— Je n'ai pas d'autre souhait qu'un matin quand je me réveille, le ciel soit bleu, verte l'herbe et que je sois heureux, juste à cause ça. Bien sûr, pas seulement.

— Et cela dépendrait de moi ? répond la fille en guise d'aveu.

— Oui, de toi ! dit son ami.

Mais il ne faut pas être amoureux, c'est assez de sentir qu'on t'aime et qu’on t'estime, déjà le ciel devient plus bleu. Des nuages ? Impossible aujourd’hui ! On voit tout mieux... Je n'avais encore jamais observé qu'il y avait autant de nuances de vert : furieux, souriant, frais, vert pomme ou ancien. Cernisevski (Sacha) a raison. Si, déjà seulement çA m’ouvre tellement les yeux, combien un amour durable et vrai pourrait renforcer, rendre sage l’homme.

Je n’ai pas regardé tout autour de moi autant que pendant une journée de printemps, quand j’étais avec Bert. J’y pense, je n’ai pas péché contre lui, j’étais trop immature encore et pas prête du tout à me marier. Je le suis un peu plus, mais pas tout à fait. Et pas avec Simon.

C'est vrai que je suis bonne, je sais l’être - de temps en temps. Mais pas toujours, pas complètement. Ma bonté a des limites. Parfois par paresse, confort, égoïsme ou autres choses. Mais elle est rarement complète. Cette fois-ci, je n’ai pas été contente de moi, j'avais même honte. Oui, je savais que Simon avait besoin d’être un peu dorloté. Mais je ne méritais pas pour cela, tant de reconnaissance. Je crois, j’en suis presque sûre, que même si mon mari s’aventurait parfois ailleurs, il me reviendrait toujours. Les hommes aiment la compagnie gaie, bruyante, les filles, mais ils se lassent, et alors ils se sentent fort bien avec quelqu'un de calme et serein comme moi - ces derniers temps.

Après-midi

On reste toujours avec plus ou moins d'inhibitions, pour une chose ou pour une autre. Je crois que c'est bien, la plupart du temps. On nous a élevés ainsi.

Ce matin j'ai écrit un poème, plutôt une chanson. Assez difficilement, mais rapidement. Ce n'est pas très bon, mais le voilà quand même :


Que le ciel est bleu aujourd’hui

Que le ciel est bleu aujourd'hui,
l'herbe plus verte, heureuse
le soleil brille plus fort,
le monde est merveilleux.

Plus verts sont les arbres,
plus jolies les couleurs
Que le monde est merveilleux
quand s’enflamment les cœurs !

Autrefois petite tache grise,
Le ciel devient plus bleu,
les nuages plus blancs
Parce que tu t'attaches à moi.

Seulement hier j'ai su,
Que ton cœur a tremblé
Que tu es bien avec moi
Que ton âme chez moi est restée.

Moi, j’hésite encore
à te donner mon cœur,
et pendant que je me décide
je regarde tout autour.

Que le ciel est bleu
Que verte est l'herbe
Tout est devenu plus beau,
Tout est tellement merveilleux !

Parce que tu m'estimes
parce que je te parais bonne,
et je ne suis plus seule
la vie est devenue plus belle.

Mon bonheur est plus grand
aujourd'hui déjà, comme cela.
Comme le ciel deviendra bleu
et l’herbe sera plus verte


quand arrivera celui
que mon âme attend,
mon cœur s’enflammera aussi
et nous regarderons ensemble.

Que cherches-tu entre nous?

2 juin 1957

Ce matin j'ai compris quelque chose. Jusqu’à maintenant je l'avais lu, vu, mais jamais ressenti : la haine des foules, des foules ouvrières. Ma haine d’aujourd’hui n'est pas durable, probablement dans quelques heures elle sera oubliée. Mais je crois que quelque chose m’en restera pour toujours.

Je ressens ce qui m’est arrivé, comme un signe.

Dans le livre "Illusions Perdues", Kovàcs, le héros principal est emporté par le flot des manifestants et ne réussit pas à en sortir. Quand il arrive à la maison, il parle avec une terrible amertume des ouvriers. En le lisant, je l'avais compris, mais pas vraiment. Maintenant, je comprends quel fantastique régisseur est Marett. La haine flambe aujourd’hui en moi aussi. Contre des gens que je ne connais même pas.

Si quelqu’un me connaissant avait pu voir mes yeux, mon regard, quand j’ai finalement réussi à descendre de ce tramway pendant qu’ils continuaient toujours à rigoler avec méchanceté en me regardant par la fenêtre du wagon et en me disant avec une joie maligne : “Au moins, tu l'as appris.” Et les autres : “Pourquoi n'as-tu pas pris le 14 qui est vide ?”

Je suis partie travailler, un peu plus tôt que d'habitude, et j'étais à la station un peu après six heures du matin. Je suis montée en deuxième classe dans le tramway n° 13 qui venait d'arriver. Ce n’était pas trop difficile, car il n’était pas encore bondé. Je comptais, comme d'habitude, avancer avec la foule vers la sortie. Deux stations avant la mienne, je me suis rendu compte que je n'avais pas avancé du tout. J'étais encore devant la caisse, presque à l’entrée. Comme c’était le 13, je ne voulais pas aller au terminus (l’usine mécanique), mais descendre deux stations avant, à l’Institut.

J’ai presque vomi. Au début, ça allait encore, j'ai réussi à atteindre le milieu du wagon sans gros problèmes, mais après... “Pourquoi es-tu montée ici? » (et pas dans le 14 comme d’habitude, qui ne va pas plus loin que le laboratoire.) « Maintenant tu descendras comme nous, à l'usine.” Et ils ne m'ont pas du tout aidée à avancer, ne m’ont pas fait de chemin pour que je puisse passer.

Avec ma serviette dans une main, ma blouse blanche fraîchement repassée dans l'autre, je me taillais chemin pour avancer, réussir à sortir à ma station. Il y avait deux personnes plus sympathiques et aussi des officiers qui m'ont aidée. (Et ma volonté de fer : je dois descendre ici.)
Finalement, j'ai réussi à descendre, très difficilement.

Ma blouse est restée coincée à l’intérieur, un officier me l'a passée. Ils ont alors commencé à rigoler cruellement, je vois encore l’image devant mes yeux. Si quelqu'un m'avait photographiée, moi ou mon visage, le titre aurait pu être “la haine”. Ensuite, j'ai presque fondu en larmes, j’ai réussi finalement à me retenir.

Je me suis éloignée le cœur lourd et les poings serrés, j'ai arrangé ma jupe remontée, j’ai contemplé ma blouse blanche complètement froissée, j'ai jeté un dernier regard sur le tramway et je suis partie plus loin. Je me suis mise en route, moi aussi, vers mon lieu de mon travail.
Bien sûr, c'est un joli bâtiment entouré d’arbres et plein des fleurs et je travaille en blouse blanche. Ils savaient pourtant que je ne prenais pas à cette heure-là le tramway pour le plaisir.

Et malgré ça, c'est affreux ce sentiment d'hostilité :
Tu n'es pas comme nous. Qu'est-ce que tu fous ici ?
Pourquoi n’es-tu pas allée avec les tiens...

Ça serait utile de ne pas l'oublier !

C’est quand même bon de rêver - et de se réveiller le plus tard possible ! J'aime l’odeur de l’herbe humide et du gazon fraîchement coupé, les fleurs et la verdure. Je m’en réjouis ! Que Beethoven est grand ! (La cinquième symphonie qui dit : on peut se relever malgré tout.)
Depuis, je pars chaque matin en trolleybus...

Le creux de l'épaule

13 juin 1957

Je ne sais même que dire. Pourtant, cette journée n’a pas été quelconque.

Au début, je croyais que j'écrirais seulement : “mon épaule”. Mais cela n’exprime encore rien. Mes lèvres brûlent, mais sur le moment je n'ai rien senti. Seulement sa langue. Il était très heureux, pourtant il a peu reçu. Moi je me suis sentie bien surtout avec ma tête sur son épaule les yeux fermés. Comme il sera bon de dormir sur l'épaule de mon mari ! La vérité quand même est : je suis heureuse. Ou plutôt satisfaite. Je regarde dans le miroir, je souris et je ne me reconnais pas. C’est une expression tout à fait nouvelle ! Encore bien qu'à 23 ans je devienne enfin un être féminin. Sentir, enlacer.

Combien de temps cela durera, je ne sais pas. Je ne serai ni sa maîtresse, ni sa femme. Il est trop jeune, pas assez honnête, il me tromperait, etc. En plus, il est trop suffisant, imbu. Bien sûr Simon n’est pas fier de la même manière qu'Eugène (qui est intelligent et le sait.) Jusqu’ici, Simon n'a pas connu de jeune fille comme moi, au moins de près, bien. Alina rira " comme une vraie jeune fille ”, mais Édith comprendra. Elle dit la même chose, nous sommes “différentes” et je la crois, moi aussi. Bien sûr, nous sommes, nous aussi, “de chair et de sang” tout comme les autres, mais dans notre sang est fortement ancrée l’éducation donnée davantage par le contexte que par des mots.

Je me sens si remplie de... je ne sais pas de quoi.

Je suis de nature tranquille (pas comme Vera mais comme Klavia du livre de Cernasevski). C'est plus sûr. Je vais aimer, m’enflammer, moi aussi, mais...

Je viens de me souvenir : j’ai lu quelque part qu'on est plus heureuse après. Moi aussi ? Quand. Oui. En y repensant, je suis plus heureuse maintenant qu’alors...

C'est épouvantable, moi qui croyais ne pas avoir peur, être brave et courageuse à tout exprimer noir sur blanc, je n'y arrive pas. Peut-être c’est bien, même ainsi. Dans les livres aussi, soupçonner, imaginer, un ou deux mots, vaut souvent plus qu'une longue description détaillée sur plusieurs pages.

Troubles en famille

16 juin 1957

Papa me manque tant !!! Et plus son retour approche, plus je suis impatiente [1]. Hier je suis allée à l'aéroport, peut-être allait-il arriver. Il n’est pas arrivé. Il n’arrivera que demain matin en train. Je voudrais déjà le serrer dans mes bras, le voir à côté de moi, à côté de maman.

Arrive, vite ! Plus vite que ça ! Train ! Papa ! Demain matin ! Cinq mois loin de toi c'est énorme ! Beaucoup trop !

Hier j’ai discuté avec Édith, c'est fou comme nous nous comprenons bien et nous ressemblons en un tas de choses. (Le mot fou, c’est horriblement.)

Je viens de découvrir quelques lettres de Petöfi. Jusqu'à maintenant je croyais que je savais écrire des lettres intéressantes, des fois. Mais à côté de lui ! Quel chef chef-d’œuvre la traduction hongroise de Cyrano de Rostand ! Surtout le poème Combat à l'épée et le Présentation des mousquetaires.

J'ai vu hier un nouveau film soviétique, pas mal. Les personnes (il y en a beaucoup) qui méprisent tous les films soviétiques ont tort, même si c'est une réaction normale, car pendant longtemps nous n'avons pas eu d’autres films sur les écrans et c’était officiellement considéré comme les seuls bons. Il ne faut pas tomber d'un extrême à l'autre non plus. Salut.

17 juin 1957
Papa est rentré ! Que c'est bon. Un support sûr, puissant. Je l'aime très fort. Maman aussi [2].

18 juin 1957
Que devient-on, si on ne sait pas se maîtriser, être compréhensif, retenir sa curiosité, tenir ses promesses (au lieu de parler quand il ne le faut pas, à la place d'un autre), donner et recevoir simplement, chercher le bon en tout en s’en réjouir. Comme Paula, mon arrière-grand-mère me l’a appris.

Julie, toi aussi : par exemple, maman n'a pas fait [fouiller dans les valises de papa] avec de mauvaises intentions... mais, surtout parce qu'elle cherchait quelque chose qu'elle puisse mettre de côté pour moi, une surprise pour mon anniversaire.
Maman était malade et (avec raison) jalouse (je ne la croyais pas à l'époque). En plus, j'avais besoin de "soutien morale" de mon père pour résister à Simon et à mes propres impulsions de lui céder.

Devenir sien? Non.

24 juin, 1957

Mon seul espoir (espoir ?) est que Simon ne me laissera pas tomber puisqu’il est ambitieux. Maintenant la question restante est, combien grande est son ambition relativement au reste. Il prétend que depuis qu'il m'a embrassée il ne peut plus s'approcher d'autres filles, mais comment a-t-il pu tromper ses amantes, Sanda et Macha ? Puis retourner chez elles ? Il pourrait faire la même chose avec moi. Bien sûr, chacun essaie d'atteindre son but.

Je suis encore plus décidée que jamais. Surtout, vis-à-vis de lui. Je vois comment les six autres garçons du son group se comportent avec leurs maîtresses, parfois bien, parfois vraiment moche. De plus, Simon m'avait relaté (il ne s'en souvient plus) un tas de choses sur sa façon de se comporter avec Macha, sa dernière maîtresse. Non merci, je n'en veux pas ! Pour le moment, c'est moi qui ai le dessus, ou du moins nous sommes au même niveau. Je ne tolère pas qu'il ne se comporte pas bien, me commande, etc.

Aussitôt que je coucherais avec lui, une seule fois déjà, il prendrait le dessus et je descendrais au niveau de ses autres « conquêtes ». Non, non je n'en veux pas. Vraiment ce n’est pas la peine, il ne le mérite pas. Je ne suis pas si bête ! Et mon tempérament n'est pas non plus aussi bouillonnant que ça. Il me plaît beaucoup, j'aime quand il embrasse mes épaules, et souvent je suis tellement enflammé que j'ai envie de mordre, mais quand il commence à me suggérer d’aller plus loin, je commence à me refroidir, à me raidir intérieurement. Il a tant de copains ! Ils paraissent plus honnêtes (est-ce juste une apparence ?), plus mûrs et même plus beaux. Peut-être aussi plus cultivés.

C'est effroyable combien l'extérieur compte pour moi. Si j'avais un beau mari, qu'est ce qui m'arriverait ! Je commence à comprendre, profondément, ce que Marthe m'avait raconté, il y a trois ans, jusqu’ici je l'ai répété comme un perroquet, appliqué, convaincue que Marthe était plus intelligente en acceptant ce qu'elle disait : “L’homme qui ne t'aime pas assez pour t’épouser, ne mérite pas que tu lui sacrifies ta virginité.” Combien elle a raison ! En cela et d’autres. Bien sûr, on affirme : « L'homme aussi a été avec plusieurs. » Simon dit aussi « Dorénavant, je veux rester avec toi. » Au moins il le prétend. Mais avec combien ira-t-il après moi ? Brume avant, brume après.

Bien sûr, s'il y a un grand amour ou t’es encore naïve, c'est autre chose. Bien que de certains points de vue je sois encore enfantine, quelquefois je vois très clair, je n'arrive pas à m’aveugler, et je n’arrive pas à tomber très amoureuse. Serai-je jamais très amoureuse ?

Jusqu'ici, ils m'ont plu, au maximum. J’ai réussi à juger très froidement. Je n’aimerais pas qu’il me quitte, mais cela ne me ferait pas une trop grande peine. Je resterai seule, devrai chercher quelqu’un d’autre. On est horrible, et moi aussi ! Je pourrais quitter Simon sans trop de difficulté, lui qui m'a dit tant de fois dit qu'il m'aime et est tellement attaché, pendant que quitter Eugène a été beaucoup plus difficile, bien qu’il ne m'ait même pas donné un seul vrai baiser mais il ne m’a pas non plus menti en prétendant qu'il m'aimait, quand je lui plaisais seulement. Que je suis bête, il ne s'agit pas encore de me séparer de Simon et je crois pour longtemps encore.

Je viens d’écrire vraiment, cette fois-ci, ce que pense. Tout. Curieux, j'ai réussi à m'habituer à ne pas penser plus rapidement que je ne peux écrire. Mon journal devient de plus en plus secret. Et de moins en moins de personnes le voient - du moins, je l'espère.
Je n'aime pas refuser personne. Je sais combien c'est moche, abaissant. Il ne l'a pas dit carrément, mais cela a tourné ainsi. Alors j'éprouve un grand malaise. Une seule fois, refuser m'a fait du bien, mais il ne s'agissait pas de Simon, alors c'était une revanche. Nous sommes mesquins. Il serait si agréable de nous connaître mieux.

On enseigne pleins de choses à l'école, mais le plus important d’après moi, “la vie”, « l'amour » et « comment se comporter avec les autres » n’est pas enseigné. Je sais qu’on enseigne au lycée la philosophie et la logique, mais on ne les étudie pas profondément. Existe-t-il une science s'occupant de la vie intérieure des gens, leurs pensées, comportement et habitudes ? Cela doit exister. Il serait bon de lire sur ce sujet.

J’ai réussi à découvrir, même si c’est avec beaucoup de difficulté, comment je suis, mais pour découvrir comment sont les autres, il faudra du temps, y réfléchir et lire davantage.

Bien, je me remets à étudier ou je vais dormir.

Simon, encore

17 Juillet 1957

Finalement j'étais contrariée, surtout par amour propre. Le lendemain, quand il est revenu, je lui ai dit que j’étais fâchée et que cela durerait longtemps. Il s'est levé et il est reparti. J'étais un peu vexée. C'était le samedi.

Lundi, il m'a téléphoné. Nous sommes allés au cinéma et je lui ai dit d'être plus attentif, plus prévenant. Il a essayé d’être hautain, mais cela n'a pas marché.

Mardi, j'ai raté l'examen. J'étais déprimée. Simon l’a bien réussi. Ensuite Eugène est passé et Simon l'a trouvé chez moi. J’ai lui ai dit que j'ai besoin de me distraire nous sommes allés voir une bonne pièce de théâtre. J’étais bien habillée, la pièce était très bonne. J'étais de bonne humeur, j'ai flirté, j'ai ri, je l'ai charrié, et - de nouveau il est fou de moi. Probablement c'est ça qu'il leur faut. Ce matin il s'est de nouveau manifesté. De nouveau il m’a dit qu'il m'aimait (même s'il ne l'a pas exprimé ainsi mot à mot), je n’ai pas répondu, je lui ai même dit “je ne te crois pas”. Et ça c'est la vérité. Chez lui, c'est une question d'amour propre. C'est sûr je lui plais. De temps en temps.

J’apprends énormément sur les hommes par les poèmes de Paul Géraldy, Âmes, Modes. Ils sont vraiment des salauds... et ne méritent pas qu'on soit gentil avec eux. Plus on leur résiste, moins ils se sentent sûrs d’eux, et plus nous leur plaisons.


Tu ne serais pas une femme
si tu ne savais si bien
te faire et te refaire une âme,
une âme neuve avec un rien.
Te composer un parfum d’âme
que je ne te connaissais pas.
Alors, amoureux,
je saccage de baisers nerveux,
je ris, je suis heureux - je t’aime
Mais quand j’ai défait les chiffons
et trouvé tes vrais yeux au fond,
je vois bien que ce sont les mêmes!
C’est fini. Le charme est brisé
et tu ressembles à ta mère.
J'espère que j'aimerai toujours mon mari un peu moins que lui ne m’aimera. Je ne veux pas, je ne vais pas souffrir comme maman ! À la première infidélité, je le tromperai à mon tour. Et si ça ne marche pas, je le quitterai. Je ne dirai pas “fini, je ne pourrais jamais plus te pardonner” et après trois à dix jours tout recommencer. De nouvelles souffrances et tortures encore et de nouveau[1][4]. Non, mieux vaut alors vivre séparément, seule. Ou avec des partenaires occasionnels.

Quand je voudrai m'enflammer, vais-je me dégeler ? Quand je ne me retiendrai plus, volontairement ou involontairement, pourrai-je fondre complètement ? Je suis redevenue froide. Je ne comprends pas pourquoi on dit que le baiser est bon. Je le désirais, et bien sûr l'homme est ainsi : quand il reçoit ce dont il avait envie, cela ne lui plaît plus. Nous sommes infects.

Le poème de Becher “Moi aussi j'ai cru” est toujours ma bible. Qu'ils sont vrais les poèmes du cycle “Toi et Moi” de Géraldy !

Que me mettre aujourd'hui ? Il faudrait absolument être de bonne humeur et exubérante ! Oui, je lui montrerai ! Jusqu’à maintenant j'ai laissé tout arriver naturellement. Je n'ai pas calculé d'avance la journée d'hier non plus, mais en réalité, Alina me l'avait suggéré et, pendant notre rendez-vous, je me suis rappelé un tout petit peu de ses conseils. Aujourd'hui quelqu’un m'a téléphoné deux fois déjà et ensuite a raccroché. Qui ça pouvait être ?

18 Juillet 1957
Je suis en réalité méchante, et souvent pas assez délicate, au contraire. J'ai des remords au sujet de maman, elle est si bonne et moi… Je devrais être beaucoup, beaucoup plus gentille avec elle. Je devrais lui apporter beaucoup plus de joie. Même avec Simon je ne me suis pas comportée comme il faut.

Je lui ai dit que je n'aimais pas son pantalon (très sale) et pourtant je savais qu'il n'en a que trois. Il lutte avec ses problèmes d'argent et j'ai décidé de ne plus m'en soucier. En plus, je lui ai dit plein de vérités désagréables. C'est vrai qu'il m'a dit, lui aussi, quelque chose qui m'a fait énormément de peine. Bien sûr il ne l'a pas dit pour me heurter. En bref ce qu’il a dit signifiait ceci : il a confiance en moi et s’intéresse à moi plus qu’à Massa, bien qu’elle soit plus belle que moi, parce que je suis telle que je suis. Si je n'étais pas "différente" des autres, il ne m'aurait même pas regardée (parce ce que je suis laide, pas belle.) Ça me fait très mal. C'est vrai, je suis méchante, moi aussi. Il est possible que je lui aie dit moi aussi des choses qui l'ont blessé, bien sans faire exprès.

J'ai appris quelque chose hier. L’importance de « l'atmosphère ». Un petit lampadaire, demi-ombre, un dîner à deux. Quelques égards (le placer le dos à la lampe, car il avait mal aux yeux). Curieux, il m'a paru beau hier, peut-être pour la première fois. Il m’est devenu plus proche. Que ce soit vrai ou non, tout ce qu'il m’a dit, ce n’est pas important, mais ces paroles m’ont fait plaisir. Le tout, pour me prouver qu'il ne s'est pas approché de moi avec de mauvaises intentions. Si c’était une tactique (ou ruse) de sa part, il a réussi. S’il était sincère, tant mieux. Mais je retourne étudier !Je suis “Pavlovienne”, au moins, matérialiste, croyant aux actions et réactions. Par exemple, je me sens mal à l'aise et bouleversée à cause de mon corps. J'ai des frissons, je suis nerveuse, mal à l’estomac - probablement mes règles vont arriver. Je me sens tellement réduite, ratatinée. Maintenant.

[1]Les lettres de Katinka de cette époque font comprendre le calvaire que celle-ci vivait.

J'ai 23 ans

29 juin 1957

Aimer c’est quand même une grande chose ! Belle. Bonne. Agréable. Aujourd'hui est arrivé le frère de papa, ils n'ont pas parlé beaucoup, mais leurs yeux… ont parlé à leur place. Je vois encore ces quatre yeux brillants, de la même façon. Ça c'est aimer ! Dommage que je n'aie ni frère ni sœur, mais j'ai une amie : Alina. Je me suis brouillée avec elle. Je viens de lui téléphoner, nous nous aimons aussi beaucoup. "Ma chère Alina" je lui ai dit.

J’ai reçu une lettre de tante Irène, elle aussi est une bonne copine. Il paraît que j'ai réussi à la conquérir par nos discussions. Si au moins je pouvais en faire autant avec Simon. Ma nature est froide. Mais je crois que c’est plutôt parce que je me retiens. Quand j'aimerai quelqu'un sans freins, je fondrai sûrement vite (sans me dissoudre).

Que de secrets peuvent trahir deux yeux !

12 Juillet 1957

J'ai 23 ans. Hier, on l'a fêté chez moi.

Eugène était là aussi, l'oreille basse. Bandi et Michel ont été très gentils avec moi. J'ai reçu tant de glaïeuls blancs que je pourrais ouvrir une boutique de fleurs. J'ai dansé. Nous avons mangé et bu. Edith était aussi présente. J’avais vraiment bonne mine. Hier j’ai bien passé mon examen (j'ai su, mais j’ai aussi eu de la chance). Et pourtant, je ne suis pas contente. Simon n'a pas eu d'égard pour moi. C'était ma faute : je l’avais prévenu que je ne pourrais pas m'occuper de lui. Qu’il s'occupe d’Édith et d’Alina. Il s'est vengé, toute la soirée il a fait la cour à Edith. Ça m'a fait de la peine. Je ne le lui ai pas montré, pourtant. Estelle triomphait en l’observant. Quand va-t-il me rappeler ?

Mes parents ont été très gentils, ce sont eux qui m'ont souhaité les meilleurs vœux. Maman “Cette année, trouve ton bonheur, ton compagnon de vie” et papa “Reste toujours aussi bonne que tu l’as été jusqu’à maintenant.” Je leur ai répondu : « je tâcherai. »

Mais je recommence à étudier.

J'en suis enfin arrivée au point où la proximité d’Eugène me répugne carrément (par exemple s’il me serre contre lui en dansant). Sinon, il m’est devenu indifférent. Qui aurait cru, je l'intéresse de plus en plus. C’est trop tard. Je n'ai pas encore réussi à complètement conquérir Simon, mais c’est possible, qu'il joue, fasse seulement semblant. Ce serait mieux. Je l’aime de plus en plus, il paraît. Est-ce une question d'amour propre (mais pas le vrai amour), je suis encore loin de ça. J’étais quand même énervée tout à l’heure.

13 Juillet 1957

Simon m'a téléphoné qu'il passerait cet après-midi. Il n'est pas venu. Il a été négligent, il ne m'a même pas prévenue qu'il s’absenterait. Pour me tranquilliser j'ai écrit sur un papier ce qui suit, et ça m'a apaisée. Il ne mérite pas d’avoir une fille plus fidèle que Macha, plus belle que Séraphine, plus intelligente que Rica, meilleure qu’elles. Il lui faut une fille bête, ordinaire, rusée ou des femmes mariées qui lui jettent des restes après leur mari.

Moi je n'ai rien perdu, j'ai gagné :
1. De l'expérience.
2. J'ai réussi à m'éloigner d’Eugène, il me répugne même.
3. Je me laisserai plus facilement embrasser.
4. Je ne ferai plus une histoire si on éteint la lumière pendant une danse
5. J'apprécierai mieux la gentillesse, discrétion et finesse des garçons.
6. Je sais mieux faire la différence entre ce qu’on dit et ce qu'on fait.
7. Ne plus placer Édith à côté de moi, humainement je vaux plus, elle comme femme.
8. Ne pas permettre qu'on me joue des tours. Au premier, au revoir.
9. Je ne vais pas faire grand cas quand quelqu'un veut dépenser à une sortie, c'est son affaire. Si après, il a des prétentions, au moins je saurai à qui j'ai affaire.
10. Ne pas froisser un homme ambitieux.
La balance est très positive pour moi !
+ Épaule + plus féminine ( ?). Fini.

J'ai l'air affreuse!

21 juillet 1957

Curieux, pourtant c’est naturel : quand un coup dur arrive chacun pense d'abord à soi. Il essaye de se rassurer. Maman vient d’appeler Alise, Papa d’inviter Luca pour jouer aux échecs, et moi, Alina pour me consoler. Ensuite commence la lutte, difficile : pour moi ceci serait mieux, pour lui autre chose, et pour le troisième c’est encore différent et il faut trouver un compromis. Ou renoncer.

C'est difficile de renoncer.

Mais quand on aime, se soucier de l’autre d’abord devient une nécessité.

Hélas, les nerfs de maman sont de nouveau abîmés. Tout à fait. Elle doit rentrer à l’hôpital. Papa est malade (prostate) mais ne veut pas se soigner, nerveux, inquiet et il vient à peine à la maison. Hier, pour une fois, il a été assez gentil avec maman mais… il se tourmente, lui aussi.
C'est très dur pour nous de rester sans maman. J'aurais voulu partir me reposer à la campagne avec ma tante. Bien sûr, mes parents me disent “te reposer, de quoi ?” Pourtant mon organisme est très affaibli. Je me sens fatiguée. J'enregistre beaucoup moins facilement. Mais s'il faut pour papa que je reste près de lui, je resterai. Ce sera difficile. Le combat est dur. Mais je lui dois bien ça. Bien, il faut que je recommence à étudier, absolument, et ne plus penser à rien d'autre.

Le Soir
Je viens de rentrer à la maison, de jeter un coup d'œil dans mon miroir : j’ai l’air affreux. Rien de beau en moi. Parfois j'ai bonne mine, mais ce soir - pas du tout. Qu'a-t-il pu trouver en moi ? “À cette minute, je ne t’échangerai avec personne » m'a dit Simon. « Je ne pourrai pas t'embrasser en quittant quelqu'un d'autre". Et aussi : "À toi, on ne peut pas donner juste une partie, on donne tout” ainsi de suite.

Qu'a-t-il pu trouver en moi ? Je ne comprends pas. Vraiment pas. Je ne suis pas belle. Ni brillante, ni très intelligente non plus. Bonne ? Peut-être par rapport aux autres, mais pas tant que ça. Alors ? Je suis honnête (je ne vole pas, je ne triche pas, et je ne mens que rarement - quand il le faut absolument.) Ce n'est pas un grand mérite. C'est normal. Et même pas absolu. Je suis romantique et rêveuse. Simon pas, au moins d’après ce qu'il dit. J'aime les poèmes, ils l'ennuient - mais il ne l’avoue pas. J'aime la nature, il aime les choses pratiques. Je ne comprends pas ce qu'il peut aimer en moi, s'il m’aime vraiment comme il le dit.

23 Juillet 1957

Alina vient de me dire que même s’il ne m’aime pas autant qu'il le dit, il m’aime plus que je ne le crois. Est-ce vrai ? Lui, il n'est pas comme je le voudrais. Il y a en lui tant de choses qui me paraissent moches, ou au moins, ne me plaisent pas. Mais je ne peux pas le lui dire, je ne peux pas répondre à son “je t'aime ” en lui disant tout ce que je pense. Ce serait sincère et honnête, mais bête, une grande connerie. Je lui ferais de la peine et le perdrais (ou pas ?) Je devrais quand même le lui faire comprendre, lentement, doucement. Mais je commence à l'estimer, davantage. Je commence à avoir confiance - dans le Simon d’aujourd’hui.

Peut-on changer par amour autant ? comme dit Diriza dans son poème « Pour toi. » Est-ce possible ? Ce qu’elle dit ressemble un peu à nous. Même si je n’arrive aussi loin. Parce qu’on est tous finalement, tels que nous sommes. Même si on change un peu.

Souffre-t-il autant qu'il le dit?

24 juillet 1957

Papa vient de me dire : ”Tu es la seule femme en laquelle j'ai confiance”. Simon m'a dit la même chose : il croit en moi. J’espère, personne ne serait déçu. Tout dépend de ce qu’ils attendent de moi : ce que je ne promets pas, je ne le tiens pas.

11h, le soir

Que le ciel est merveilleux ! Jamais les étoiles ne m'ont paru si belles. Je respire profondément, il n'y a rien de plus délicieux que l'air après la pluie. J'ai chaud, bien que ce soir il fasse assez frais. Que les arbres sont beaux dans la nuit, ils bruissent, ils chuchotent. Je suis contente, heureuse (satisfaite ?). Moi. Lui, non. Il "devient fou". Souffre-t-il autant qu'il le dit?

Et les autres ? les garçons autour d’Édith, comment supportent-ils ? Toujours les soupirs, les allusions “quand nous serons quelque part seuls ” etc. Il croit encore qu'il recevra de moi plus que jusqu'ici. Il a tort.

“Tu es à moi ?” Non, je ne suis pas et ne serai pas à lui. Je suis à moi-même. Oui, je ferai l’amour, coucherai avec des hommes (mon mari), mais même alors je resterai moi - au plus, un avec lui, mais pas à lui. Mais avec Simon, non, avec lui, jamais. Même s'il me dit mille fois qu'il m'aime, plus que tout, etc. Cela, je le sais très bien, même dans nos moments les plus brûlants. Pourtant, il ne le croit toujours pas. Il ne s'y est pas encore fait.

“Si mon père était à la maison, nous ferions tout pour que tu sois complètement mienne.” Ai-je besoin ? Il croit que ce que je désire est qu’il m’épouse. Je ne me marierai pas avec lui. Mais je ne le lui dis pas. Il ne faut pas. Je ne comprends pas ce qu'il me dit au sujet des baisers. Il en a peur ? C'est vrai que Dan avait dit la même chose à Édith. Simon m’a aussi prévenue que je ne le verrai plus jusqu’à la semaine prochaine. Il n'a pas pu le penser sérieusement. Alors, il ne me verra plus jusqu'à samedi.

Peut-être je devrais avoir des remords, je suis calme, contente et heureuse, il est parti perturbé, bouleversé, fâché, mais je ne ressens rien de tel. Seulement de la satisfaction. La petite ballade et l'air frais m'ont fait du bien aussi. Aujourd'hui, je ne suis pas du tout bouleversée. S'il ne soupirait pas autant, je pourrais tomber amoureuse. Ainsi, il me rappelle à chaque fois combien il est égoïste. Qu’est-ce que l’intéresse ? Seulement devenir “sien”. Autrement... Pourtant l'amour est ainsi, égoïste. Il m'aime vraiment. Je le sens dans sa façon de m'enlacer. Mais je crois que pour les hommes ça ne compte pas.

Je l’aime, moi aussi, même si c’est juste un peu. Est-ce vrai ? Est-ce seulement un peu ?

Il m’a manqué, beaucoup, hier et aujourd’hui aussi. Pourtant, quand il est arrivé, sa présence m'a suffi. Pencher ma tête sur son épaule, déjà. Je mens, j'avais désiré aussi qu'il m'embrasse, souvent, fort. Pourquoi ? Vraiment je ne sens pas grand-chose durant, et après, aussitôt, j'attends encore. Pourquoi ? « Il a peur de nos baisers ? » Bonne nuit !

25 juillet 1957

Où sont passées, ma tranquillité et mon indifférence ? De nouveau, je tremble. Je le plains, je le comprends. J'ai honte. Je l'ai trop raillé. J'ai été méchante, irréfléchie. Je devrais être meilleure. Je lui donne tout, mais ce qu'il voudrait le plus - pas du tout. À ce moment-là, il préférerait rien du tout. Ce sera difficile de tenir et de ne plus le revoir jusqu’à samedi, mais il le faut. Ce sera dur, mais est-ce bien, juste maintenant ?

Oh que je suis bête ! Des sentiments semblables m'arrivent chaque fois que je vais mal. Bien sûr, je tremble - inquiète à cause des examens. Il n'y a rien de pire qu'un examen l'après-midi.

Je sens que je l'aime vraiment maintenant.

Alina n'est pas d'accord pour parler ainsi. Et Édith ? Je vais étudier Ovide de nouveau, je lui demanderai conseil. Je me suis très bien préparée, je ne comprends pas ce qui a pu se passer, comment j'ai échoué. Je m’interroge encore. Et aujourd'hui je me suis rendu compte que je l’aime, bien sûr.

Les conseils d'Ovide, pour les femmes

26 juillet 1957

Je t'aime ! Oh que je t'aime ! C'est si difficile de tenir ces deux jours. Très difficile. Jusqu’ici c’était facile de manœuvrer. Je lui disais, et le croyais véritablement, “va au cinéma, avec qui tu veux, je m’en fous.” Non ! Seulement avec moi. Ou les copains. Dorénavant, je serai capable de voir un film médiocre pour la deuxième fois, à cause de ça. Comme celui d’hier. Encore heureux que j’ai à quoi m’accrocher. Autrement ce serait vide tout autour.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas hier. Comment ai-je pu échouer à l’examen de chimie organique ? Finalement, je suis arrivée à croire que c'est de l'intrigue, venant de mon chef, se venger. Mais de quoi ? Est-elle jalouse de mon bon travail, des résultats de mes recherches ?

Oh que j'attends d'être enfin à la montagne avec ma tante et mes cousines ! Je pourrais être tout à fait moi, je l’espère au moins. C’est pas possible que d’un coup j’échoue en tout ! Je ne suis pas assez énergique. Je n'aurai pas dû me laisser faire.

Simon vient de me téléphoner. J'ai pris le récepteur, mais je n'ai pas répondu. Sa voix m’a bouleversée. C'est seulement lui qui devrait être bouleversé. Que va–t–il croire ? Bien sûr, je ne le reconnais pas. Être tellement bouleversée, moi aussi...

Je devrais obéir aux conseils d’Ovide sur l’Art d’aimer. Il a tout à fait raison, ses recommandations sont pratiques et utiles et à travers les siècles, elles s’adressent aussi à nous, sont aussi bonnes pour nous qu’elles l’étaient jadis pour la jeunesse il y a deux mille ans.

Quelques extraits de la partie adressée aux femmes :

Pense jeune que l'hiver arrivera vite à un homme noble,

fille, ne refuse pas tes appâts, que perds-tu ? tu restes la même !

même si tu t'es donnée mille fois, tu n'es pas moins !

Prépare-toi, mais que ceci paraisse comme si c'était un hasard.

C'est mieux si l'homme ne sait pas trop,

Montre ce que tu as de meilleur.

Sois propre et ne te promène pas avec des cheveux emmêlés,

les dents jaunes ne sont pas appréciées.

J’attends que tu saches aussi danser. sache jouer, c’est pendant les jeux souvent que le cœur. s’enflamme. Mais freine tes émotions.

Si on ne la voit pas, le charme d’une fille n’agit pas,

filles, sortez souvent pour cela,

l’animal est souvent attrapé quand on n'y pense pas.

Si on te regarde, regarde-toi aussi, ris si on te fait rire,

fais signe si on te le fait avec les yeux.

Ne sois pas triste, abattue.

Ce n'est pas cruel de payer tromperie avec tromperie.

Devine l’homme avec soin :

veut-il sérieusement avoir tes grâces ?

N'ouvre pas ta porte aux faux garçons,

ne crois pas tout ce qu'ils te disent, si joli que ce soit !

Et laisse-le attendre. Au vrai amoureux l’attente,

si c'est court, agrandit seulement la flamme.

À sa demande ne dis pas rapidement oui.

Mais que le “non” ne soit pas non plus trop sévère.

En même temps donne confiance et inspire crainte.

Laisse dehors celui que tu veux conquérir.

Que ton amoureux croie qu’il est le seul,

qu’il ne se rende compte que plus tard qu’il ne l’est pas

Et je te le jure, j’aime seulement la femme qui fait mal.

Mais qu'il sente, ne sache pas clairement,

pourquoi il est mécontent,

qu'il en ait l'impression, sans savoir exactement.

Aie peur des concurrentes!

On trouve beaucoup d'hommes volages, mais moins de filles,

elles trompent moins souvent.

Mais s’il est faux, s’il te trompe,

ne sois pas trop triste,

ne perds pas ta tête.

Que l'homme croie que tu es folle de lui, ceci va vite.

Dis-lui, qu’aujourd’hui tu n’as pas pu supporter de l’attendre.

Ne lui demande pas ce que ton amoureux ne pourrait te donner

Arrive tard, quand les lampes sont allumées.

Mange peu et délicatement, bois mais pas trop.

Connais-toi : comment tu dois te montrer, quel côté tourner vers lui,

Laisse le plaisir passer à travers toi jusqu’à tes os,

et arrive en même temps avec ton compagnon au plaisir.

Que les mots d’amour et les soupirs ne finissent jamais...”

C'est ce que disait Ovide, il y a presque 2000 ans !

Il faut me tranquiliser!

27juillet 1957

Que c’était beau ! Vraiment. Il aurait été bon “d’aller chez nous ensemble” après, comme il le disait. Je le sens encore. Ceux-ci ont été, en réalité, les premiers vrais... Assis dans le restaurant avec lui, je pensais encore, « que ce serait bon d’y être avec mon mari ». Mais ensuite... Il m'aime vraiment. Beaucoup plus que moi. Ma tête tourne… encore. Au revoir.

Ses baisers brûlent sur mes lèvres. Je croyais que c'était une phrase vide, une forme poétique. Ah la là, j'espère que personne ne lira ces phrases. C’est moi, c’est pour moi. Est-ce vrai ? Ces lignes-ci, je veux que personne ne les voie. Alors, pourquoi je les écris ? D'abord, parce qu’ainsi je fais sortir de moi plus ou moins ce qui bouillonne en moi, et puis, qui sait, une fois, je pourrais l’utiliser. À demain.

28 juillet 1957, le matin

Mon Dieu ! Heureusement je partirai bientôt. Je verrai quelle influence les vacances auront sur moi. Je tremble encore. Davantage ! J'ai réussi à dormir tranquille jusqu'à trois ou quatre heures. Depuis, je me tourmente.

Je dois nager, me défouler, mais papa ne veut pas venir, Édith ne peut pas et Simon ne me téléphone toujours pas. En plus, après ce qu'il m'a dit hier, je ne veux plus sortir ni avec Eugène ni avec Bandi. De toute façon, je ne me sentirai pas bien avec eux. Mais ce n’est pas cela qui est l’important. Je dois bouger J’essayerai de faire un peu de gymnastique.

Il faut me tranquilliser d’une façon ou de l’autre !

Ai-je trop dévoilé mes pensées, hier ? N’aurait-il mieux valu tenir ma langue ? Qui sait. C’est bien que je parte bientôt ! On dit, et c'est vrai : si on attend quelque chose, on fait des rêves, etc. quand on y arrive, on sent « c'est tout ? » ! C’est vrai, (mais pas à propos d'hier soir !)

J'ai du temps, rien d’autre à faire, alors voilà des fragments d’un texte bien vrai.

La pêche, F. Karinti.

La pêche fraîche, odorante, plein de sève douce... pêche rose, avec nuances jaunes dans ses replis tu voudrais y mordre ? Pêche douillette, offerte sur assiette de cristal, enveloppée de soie, pêche gâtée avec nuances dorées... tu voudrais l’ouvrir avec tes mains attentionnées, savourer sa sève sucrée et fraîche, mordre soigneusement dans sa chair ?

Tu en as soif ? tu en as faim ? Si tu as soif… si tu as faim... ne le dis pas ! Ne la regarde même pas, tourne-toi, oublie-la, toi âme malheureuse ! Elle ne brille pas pour toi sur le cristal, détourne-toi, jeunesse affamée, ce n’est pas pour toi, pur et enthousiaste et la bouche sèche.

Retourne au banc d’école, retourne à ton atelier, bureau, usine. Va travailler, lutter, te battre... deviens homme ! Et quand tu deviendras dur, tes mains et ton cœur endurcis... alors, quand tu auras tué la soif, va en sifflant devant la vitrine, allume un cigare - mais n’entre pas !

Si tu sais observer à travers, sans qu'on observe ton regard, en ne paraissant même pas t’en occuper - alors tu verras qu’elle se montrera, sourira, s’offrira, sortira toute seule par la porte. Pourquoi ? Ne demande pas. Tu lui plais, tes yeux froids, ta bouche ironique, ta feinte indifférence...

Tu ne la veux pas ? Tu as déjà bu, mangé, merci, tu n'en veux pas ? Tu penses à autre chose... Alors, elle est à ta disposition, gratuitement, combien en veux-tu de toute façon, quelle est la valeur d’une pêche ?...

Mais attention, si tu mets dessus ta main hésitante !

Quoi, vous voudriez manger une pêche ? Mais cette année, elle est très chère ! Savez-vous combien on l’a soignée et mûrie ! oh, mon amie, il faut payer pour l’avoir – bien, combien elle coûte ? Cela dépend – combien vous en voulez ? Si c’est juste en dessert pour s’amuser après déjeuner. Si vous pouvez vous en dispenser, alors on peut la payer en petite monnaie.

Mais attention, s’il s’avère que tu veux épancher ta soif !

Ah, tu n’as pas seulement soif, tu viens du désert, ouf, non, il n’y a pas d’argent, pas de fortune, pour rien au monde – que penses-tu ? « Je suis une pêche sérieuse ! »

28 juillet 1957, le soir

Heureusement, qu’un soir dégrisant, comme celui-ci, arrive et je m’aperçois que même ses amis le prennent pour un menteur, un orgueilleux pas sérieux. Quand je vois combien d’autres plus beaux, plus intelligents, mais surtout plus sérieux existent. Que c’est bien.

29 juillet 1957, après-midi

J'ai eu de la chance hier soir et Simon pas. Il ne le sait pas encore. J’étais déjà presque tombée amoureuse de lui. Aujourd’hui, je me sens si loin. Ce soir, je voudrais aller au théâtre. Je lui dirai, ce soir ou une autre fois : il peut faire ce qu'il veut (comme il s'en vante), je ne me vanterai pas, moi, je ne le crierai pas sur les toits, mais je ferai moi aussi ce que je veux, avec qui je veux. Je le lui dirai un jour, comme par hasard. Et ce sera vrai.

29 juillet 1957, la nuit

En réalité, tout s'est passé comme je le voulais. Et comme Alina m'avait suggéré un jour. J'ai écouté ses conseils + ceux d’Ovide. S’il le savait ! S'il me connaissait ! était-ce bien, m’a-t-il aidée ou ai-je tout abîmé ? Je pense que ça ira, au moins, si on peut croire aux conseils...

Simon a même déchiré la photo, lui-même. Pas facilement, pourtant. De ceci, je me suis rendu compte. Son geste lui paraissait “un énorme sacrifice”. C'était sûrement la photo de Serina, sa dernière amante. Pendant que nous sortions ensemble. En réalité c'est normal. Mais je lui ai fait « une scène ». Il s'est fâché. Lentement, je me suis rapprochée et il s’est calmé après que je lui ai dit : “si je n'étais pas sûre que tu m'aimes...” Je n'ai pas eu le courage de dire l’inverse. Cela aurait été un trop grand mensonge. Mais il le croit.

Ce n'est pas grave qu'il espère. Il croit qu'après les vacances il obtiendra de moi ce qu'il souhaite. Est-ce bien ? Si je lui expliquais la vérité maintenant (de toute façon je lui dis, mais il ne me croit pas, c’est son affaire), après mon retour sûrement je devrais chercher quelqu’un d’autre.

Je suis aussi mauvaise et ambitieuse que tous. Je veux que ce soit moi qui rompe à la fin, pas lui. Alors, je ne commence pas à trop m’expliquer, le convaincre davantage... D'après Ovide, c'est bien qu’il croie que je l’aime. "Il faut en même temps soulever peur et espoir" disait-il. C’est vrai, qu’il le disait pour une autre occasion.

Je ne sais pas si je n'aurais pas dû le laisser s’en aller aussitôt après et monter chez moi. Peut-être quand même c’est mieux ainsi. J’ai seulement fait un pas ou deux en arrière... pour faire plus tard un pas en avant. De la tactique. Était-ce bien?

A la campagne

30 Juillet 1957, Bucarest

Mes vacances commencent demain. Cette fois-ci, si rien n’intervient, elles seront très longues : un mois et demi ! D'abord Colibica, dans les collines de Fogaras, avec la famille de tante Irène. Ensuite, montagne avec Alina, mer avec papa ou Cluj et même à Bucarest. Peut-être même le voyage à Prague. Je reviendrai seulement le 15 septembre, pour étudier. J'espère tant de choses de mes vacances, j’espère ne pas être trop déçue, j’espère qu’à la fin, je ne dirai pas : c’était tout ? Je voudrais me reposer, me distraire, flirter, voir. On verra bien.


6 août 1957, Colibica

J’y suis. Enfin à Colibica. J'ai bien voyagé tout le long. Il s'est toujours trouvé un homme pour me porter ma valise, d'un train à l'autre. Puis un autre. J'ai pris le bus à Beszterce, une jolie petite ville que je n'ai pas eu le temps de visiter. Tous se sont réjouis de mon arrivée, attention que ça reste ainsi. Personne n'aime que quelqu’un soit trop à sa charge.

J'ai eu énormément de chance ! Le soir de mon arrivée, j'ai vu un feu de bois, le premier feu de ma vie. C’était merveilleux ! Je ne pouvais même pas m'imaginer qu’un feu puisse être si extraordinaire, plus beau qu'un feu d’artifice. Des rubans dorés, minces, jouant l’un avec l’autre, s'élevaient et retombaient de nouveau. J'avais une folle envie de sautiller autour, de danser une danse d’adoration du feu. L’atmosphère était très bonne, chaleureuse et amicale.

Le lendemain, je me suis promenée avec ma cousine Mariette (combien elle a grandi !), ensuite je me suis endormie comme une souche - elle m'a fatiguée.

L'après-midi, nous avons fait une petite excursion vers les rochers. Les rochers me sont familiers, mon territoire. Après, personne ne m’a crue trop fatiguée pour une autre ballade (même pas moi) et nous avons continué. Nous sommes montés jusqu’au Rocher Orban. C'était une excursion inoubliable.

Les montagnes d’ici sont rondes, accueillantes et agréables, pas sévères, sérieuses et désertes comme celles de Bucegi, les seules que je connaissais jusqu’à maintenant. Là, il y avait une autre sorte de beauté majestueuse. Celles-ci, sont agréables, chaudes.

Après une heure, nous sommes arrivés sur une colline pleine de framboises, je n'en avais jamais vu autant ! Les framboises fraîchement cueillies ont un goût tout à fait différent. Quand nous ne pouvions plus manger, nous avons continué notre route... en ne cueillant plus qu’un grain ici ou là sur le chemin. Deux heures et demie plus tard nous sommes arrivés au sommet. J’y ai mangé pour la première fois des mûres. Sans me déplacer, j’ai mangé assez pour pouvoir assouvir ma faim !

Nous avons allumé un petit feu et grillé du lard que nous avons dévoré avec bon appétit avec des champignons fraîchement cueillis. Les enfiler sur une baguette sans qu’ils tombent est tout un art, il faudrait que je l’apprenne, moi aussi, tout comme emporter avec soi tout dans un petit paquet.

Nous sommes descendus par un autre chemin, sur l’arête et les rochers, sur la pente des fraises de bois énormes et sucrés. Une petite pluie nous a attrapés sur le « Chemin des bêtes », Encore un trot pour aller dîner à la maison de vacances de Claire (l’amie de ma tante) et j'ai dormi comme une souche jusqu'au matin. Quel air formidable ! La forêt sent si fort, si bon ! Je suis encore enivrée de tout ça.

Je me suis rappelée quand même souvent Simon. Il ne me manque pas (si, un peu) mais je me rappelle comment c’était ensemble. Je voudrais qu'il pense à moi au moins autant que moi à lui.

Sébastien avait raison ! Dans sa pièce de théâtre le Jeu des Vacances Stéphane, le héros principal, est parti en vacances seul, les femmes ne l’intéressant plus : il ne voulait aucun souci pendant son temps libre, aucun problème pour l’énerver ou l’inquiéter. Se fâcher, se réconcilier, tu veux ceci ou cela, tenir compte de l’autre, faire attention, que c'est fatigant. Non ! Plutôt s'ennuyer !

Je suis fatiguée d’avoir trop mangé hier soir et puis il ne fait pas assez chaud ici pour bien me reposer. C’est le seul problème. Il vaudrait mieux aller habiter au chalet, comme mon oncle m’a conseillé, j’y verrai aussi plus de gens.

Après notre départ d'ici, il me restera encore deux semaines entières de vacances et j’aurais un tas de choix. J’ai déjà deux propositions : aller en moto à Fogaras et camper à côté de Chaude Szamos ou à la mer avec papa. Je pourrais aller à Tusnad avec maman ou à Predeal avec Alina. Ou retourner à Bucarest et être de nouveau avec Simon. Plein de choix formidables ! Comme je voudrais le revoir ne serait-ce que pour cinq minutes !

Toujours a la montagne

8 août 1957

Avant-hier, je me suis “reposée”. Nous avons visité la colline César seulement l'après-midi. Nous n'avons pas eu le temps d'arriver jusqu'au sommet, mais en descendant nous avons vu un inoubliable coucher de soleil. Une forêt peinte en rouge jaune et un cercle de feu de nuages dorés au‑dessus.

Hier, nous sommes partis faire « un grand tour » (avec Claire et son gamin.) Nous sommes allées jusqu'au bout de la ligne en petit train, puis nous sommes retournés à pied par la montagne, en suivant le ruisseau.

Nous sommes arrivés à travers la forêt au premier "Estena" que j’aie jamais vu, la maison des bergers. Ils arrivent au printemps pour garder les moutons et restent là jusqu'à l'automne. L’Estena était en bois, avec un toit en bois, le sol en bois. Tous les meubles sont en bois : la chaise, le lit et la table de même. Á côté de la porte (en bois), le feu de bois flambe à l'intérieur. Au-dessus du feu, un grand chaudron noir pour faire la polenta qu’on tourne avec une énorme cuillère... en bois. On ajoute du fromage, puis on la sèche sur un morceau de bois.
Sur le mur une énorme fourchette en bois et à côté le manteau du berger noir et un chapeau noir brillant de graisse. Tous les bergers sont habillés pareil, avec des bottes noires, un pantalon “blanc“, une chemise “blanche”, une ceinture très large, un chapeau noir et une veste grise. C’était très intéressant.

Nous avons continué sur la route des fraises des bois et des mûres, le soir six chiens ont menacé de sauter sur nous. Continuons. Forêts, champs, point de vue, en bas, en haut, en bas, en haut. En dix minutes, nous avons cueilli un grand tas de cèpes, ensuite nous avons rencontré un autre Estena tout à fait ressemblant au premier. Nous avons fait des photos, puis nous avons déjeuné, en ajoutant à ce que nous avions le fromage reçu au premier Estena et le jus de fromage reçu au deuxième. Les bergers ont été bien sympathiques, surtout, après les avoir pris en photo... Ils appellent leur patron “l’Oncle”, tous travaillent pour lui.

En continuant notre route, il paraît que nous sommes tombés sur des traces d’ours. C'était une excursion très longue mais fort belle. Vers le soir, nous sommes enfin arrivés à César, là où nous étions avant-hier. Nous avons pris alors une route différente, inconnue et plus dure à passer et nous sommes rentrés seulement le soir à 9 heurs. Je pourrai passer maintenant sans problème les épreuves sportives de sauts d’obstacles ! J'ai sauté au‑dessus des ravins, de l'eau, des haies, des arbustes ; j’ai grimpé, descendu, couru et le tout avec un sac à dos.

Aujourd’hui je me repose. Je lis, je bavarde et si le soleil apparaît, je me bronzerai. Déjà mon nez est tout rouge.

9 août 1957

Dans ce chalet, il y a une agréable atmosphère à la Villa Wagner de la pièce de théâtre de Sébastien. Je me repose. Seulement Stéphane et Jeff manquent, mais je ne ressemble guère à la belle Corinne, l’héroïne, non plus. Ce serait quand même pas mal d’avoir quelques jeunes autour.
Que c'est bon ! Ne plus être à Bucarest, ne pas devoir aller travailler jour après jour ! Ne plus se réveiller dès l’aube et surtout n'être pas obligée de prendre le tramway bondé des gens se bousculant. Quand j'y pense, je sens encore davantage combien je suis bien ici. Hum. Mon chef, le tramway... Plus tard je retourne, mieux il sera.

Subitement je me sens si lasse, même le crayon tombe de mes mains ! Comme s’il était tard dans la nuit… La matinée nous nous sommes amusés à nous raconter des histoires : “Griffes jaunes dans les cheveux noirs... ”

18 août 1957, Colibita

C'est étrange, les vers du Toi et Moi de Géraldy me paraissaient merveilleux à Bucarest, lus dans mon lit, mais les mêmes vers paraissent vides lus à Irène dans un pré plein de fleurs entouré de montagnes. Vont-ils me plaire encore ? Ou bien, le speaker de la radio qui affirmait qu'ils ne valaient pas grand chose avait-il raison ?[1]

Pourquoi me suis-je querellée avec ma cousine que j’aime tant ? Nous avons été toutes les deux bêtes, nous nous sommes enflammées trop vite. Et quand elle m'a frappée, j'aurais dû le lui rendre moralement et pas comme je l’ai fait : je l'ai presque frappée comme si j'étais encore une enfant moi aussi. (Elle a treize ans).

Je ne me sens pas encore tout à fait adulte, c’est vrai aussi. Si la différence d'âge entre nous était plus grande et si nous étions moins amies, cela ne serait pas arrivé. J'aurais dû m’arrêter de jouer quand elle s’est énervée n’aimant pas perdre, mais j'adore jouer au Monopoly et ça marchait si bien pour moi que je n'ai pas pu me décider. Elle ne l’a pas supporté. Je ne devrais pas être une joueuse aussi passionnée, non plus.

Comme mes cousines sont devenues resplendissantes ! Agnès est piquante avec ses magnifiques cheveux auburn et ses petites taches de rousseur, Mariette est belle avec ses grands yeux noirs et ses longues nattes noires, magnifiquement bronzée. Je voudrais bien avoir des enfants belles comme elles!

Mais... gentils et sages comme le fils de Claire. Avant-hier, nous avons été avec Claire et son fiston à la “Tête d'Ours”. Belle vue, air agréable et quelles odeurs ! Qu’il serait bon de prendre un peu d’air de la forêt dans une bouteille et de le rapporter à la maison ! L’air, les odeurs sont si purs, si enivrants dans ces collines ! J’en m’en suis tellement réjouie.

Ces beaux chemins de forêt me ravissent, ils me rappellent quelque chose... Quoi ? Mon enfance, les promenades avec mes parents sur les petits chemins à Commando. Et ma cousine Poussin, mes grands-parents du village forestier...

J'ai aperçu hier devant l’hôtel un beau garçon, “mari possible”. Je n’ai pas fait sa connaissance et je ne le connaîtrai jamais, il est reparti avec sa moto. Si j’étais sensée, je devrais me marier avec un homme moche, mais je n'arrive pas à me décider. C'est vrai, le premier garçon dont j’étais entichée (Moise) n’était pas beau, mais...

[1] Je les aime encore. Bien regarder quand et avec qui l’on partage quelque chose qui nous enchante.

Une phrase sur la Tyrannie

Voilà quelques extraits du poème "Une phrase sur la Tyrannie" de Illes Gyula [1] (traduits ici par J.Follain)

Là où il y a tyrannie

tyrannie il y a

pas seulement à la gueule des fusils

pas seulement en prison

il y a tyrannie pas seulement

dans les chambres d’interrogatoire,

ni dans la voix de la sentinelle

criant dans la nuit

pas seulement dans les nouvelles

chuchotées avec peur

à travers des portes

furtivement entrouvertes;

pas que dans le doigt devant la bouche

qui veut dire: tais-toi

il y a tyrannie, tyrannie encore;

il y a tyrannie non seulement

dans les acclamations, debout, rugis

dans les hurrah, dans les chants,

là où il y a tyrannie, tyrannie il y a

non seulement dans les mains

qui applaudissent inlassablement

pas seulement dans le bruit discret

d’une voiture qui glisse dans la nuit

dans : elle s’arrête devant quel portail?

là où il y a tyrannie elle est présente

partout, plus que ton dieu d’autrefois,

il y a tyrannie dans les crèches,

les conseils du père

les sourires de la mère

les réponses d’un enfant à un étranger

car tu n’es plus seul

même dans tes rêves,

elle est au lit nuptial,

même plutôt que le désir

quand tu parles en toi-même,

c’est elle, la tyrannie qui interroge,

tu n’es plus libre

même en imagination,

elle pénètre au plus profond

jusqu’à la moelle de tes os ;

tu voudrais réfléchir, mais seuls

te viennent à l’esprit ses propos

tu voudrais regarder,

mais tu ne vois

que ce qu’elle te montre

déjà tout flambe autour de toi,

là où il y a tyrannie

chacun est maillon de la chaîne,

elle t’enveloppe de pestilence

toi-même es tyrannie !

J'ai beaucoup réfléchi, le recopier ou non. Mais finalement, si je ne le faisais pas, cela signifierait que le poème a complètement raison. Je ne le crois pas, je n’en suis quand même pas arrivée jusque-là. Ilyes voit bien en pas mal de choses, pourtant... De toute façon, c’est formidable, grandiose et surprenant, un des plus grands poèmes de tous les temps. Au moins, je l’ai ressenti ainsi quand je l'ai lu pour la première fois. Son impact s'est un peu dissipé et depuis, je le trouve moins beau. On verra plus tard.



[1] Pendant les vacances, j’ai osé recopier dans mon journal le poème, complet, de Gyula Illes reçu d’Edith.