Translate

Septième journal

L'été 1957: 23 ans

Et je partirai seule!

26 août 1957, Kolozsvàr

Mon Dieu, quoi faire, dis-moi, quoi ? Mes vacances ont mal tourné. Demain je repars. N'importe où ! Même à Bucarest : Édith et Simon sont là. La piscine, le lac et ma chambre aussi, mon cher chez moi. Je ne reste plus chez ma tante, une journée !

Il serait difficile de quitter les copains que je viens de rencontrer. Aujourd’hui, j’aurais voulu revoir Etienne, le cousin de maman travaillant à la bibliothèque Académique de Cluj.
Malgré tout, je partirai, retournerai chez moi. Non, ce serait encore mieux d’aller me balader à Gyilkostó et à Tusnad. N’importe où ! Ailleurs.

Et je partirai seule.

Ce sera, comme ce sera.

Si je m'ennuie quelque part, je continuerai, tant que j'aurai de l'argent. Je trouverai quelque chose dans ce beau pays pour me reposer, tranquillement. Je partirai avec très peu de bagages pour pouvoir les porter moi-même. Ne trouverai-je pas de la compagnie ? Et pourquoi pas ? Je verrai de nouveau endroits, je ferai de nouvelles choses.

Je ne supporte plus de rester ici, avec toute cette atmosphère nerveuse autour de moi. Maman, papa, oncle et même ma tante ! Aucun d’eux ne peut avoir des bonnes vacances, l’un à cause de l'autre. Moi, je les quitte. Je vais m’occuper des billets dès cet après-midi.

Les garçons rencontrés à Kolozsvàr disent que je danse à merveille, le restaurant où nous sommes allés danser avait une délicieuse ambiance. C'est chouette d’avoir rencontré tant de garçons ici : Pierre, François, Jean, Nicolas. C’est à cause d’eux, que je suis encore là. Á la montagne, je n’avais pas rencontré un seul garçon.

Papa me promettait tout le temps qu'il viendrait m'accompagner : “attends encore un peu” et bêtement, j’ai cru qu’il voulait vraiment partir avec moi, bien que maman m'eût avertie dès le début qu’il le promettait seulement et qu’il ne viendrait pas. Je m'en vais. Je ne dérangerai plus personne, n’énerverai plus personne ! Ils n'auront pas l'occasion d'être fâchés à cause de moi, d'être capricieux avec moi. Je ne serai pas là, fini.

Surtout, ne plus rester ici !!!

Je ne me languis plus de Simon, il ne m’intéresse plus. Combien les garçons sont mieux (plus sérieux) dans ma ville natale. Je commence à comprendre pourquoi Édith a rompu après ses vacances. Mais je ne vais pas rompre tant que je n'ai pas trouvé quelqu’un d’autre ou ailleurs. Quelqu'un qui comprendra que je suis une fille sérieuse et qui me fera la cour comme on la fait aux jeunes filles « bien ».

Je me sens mal dans ma peau et je suis triste. Pourtant cette après midi j’irai voir un bon film avec François et puis éventuellement dîner avec ma tante.

Ensuite, partir ! Je ne demande rien de personne, juste qu'on me laisse en paix. Mais ils ne sont pas capables. Alors, je pars. Quel repos avec de tels énervements !

Je vais me marier rapidement, m’en aller de cette famille que je ne supporte plus. Il ne me faut pas beaucoup d'argent, gagner bien, juste un homme sérieux qui m'aime. Hélas, c’est ce qu'on trouve le plus difficilement. Difficile de le rencontrer, je suis pourtant sûre qu'il y a beaucoup de garçons qui aspirent à trouver une fille comme moi.

Je sais avoir de la compassion : cela deviendrait-il ma perte ? Hier j’ai plaint aussi Nicolas. J'aimerais moi aussi, de temps en temps, avoir quelqu'un qui me gâte, qui sente avec moi. Ce serait bon d’avoir quelqu’un pour me caresser, me gâter. En réalité, Simon a été pour moi un certain refuge. Je m'échappais vers lui de tout ce qui se passait autour de moi, entre mes parents . Je me sens tellement abattue.

Il y a quelques jours, j'ai entendu un fantastique concert d’opérettes, j’ai eu un énorme plaisir de les écouter. La sonate Kreutzer doit être bonne, quand c’est bien interprété. Comme il serait bien de pouvoir vivre à Kolozsvàr ! Bien sûr, dans mon propre logement, pas sur le “dos” des autres.


2 septembre 1957, Cluj (Kolozsvàr)

Demain, je repars. Je ne regrette plus d'être venue ici : j'ai réussi.

Chaque fois que j’arrive dans ma ville natale, la ville de mon adolescence, elle me donne un grand cadeau, et voilà de nouveau je repars avec une confiance agrandie. Je suis redevenue sûre de moi ; plus gentille ; et une vraie “demoiselle”. J’ai plu à tous les garçons que j’ai rencontrés telle que je suis, je leur ai paru fort sympathique. Tout le monde m'a dit que j’avais du charme, une silhouette extra, une très bonne mine et, ils ont même prétendu que je suis jolie. Dans la société des garçons bien, ils se sont comportés avec moi comme avec une jeune fille bien. Et cela leur a suffi.


(Je ne l’écrivis pas, mais je le pensais : « Ils n’avaient pas de prétentions d’aller plus loin, comme Simon. »)

A l'époque, maman était dans une hôpital pour "soigner ses nerfs" et papa à Bucarest, probablement retenu par sa maitresse, ma tante ne voulait plus s'occupper ou voyager avec moi, et enfin, enfin, j'ai décidé que je peux pour la première fois dans ma vie partir seule sur la route!

Sur les routes, seule

4 Sept. 1957 en voyage

Que c'est bon de voyager ! Seule, d’après mon envie, ma tête. Que c’est bon d’être un peu bohème, flexible, savoir savourer des choses inhabituelles !

Hier, arrivée en train à Gyergyöszent à cinq heures de l'après-midi, le bus était déjà parti depuis une heure. Si j'étais allée au centre, j’aurais pu prendre un taxi ou alors dormir dans un hôtel, mais je l’ai appris seulement le lendemain. Telle quelle, ce qui me restait c’était d’accepter l'invitation de madame Farragos, l’épouse âgée d’un cheminot, (60 ans.) J’avais fait sa connaissance dans le train en lui offrant des biscuits.

C’est une maison de village bizarre, avec une odeur pénétrante de vieux fromage (ou saleté) comprenant une cuisine et une chambre, dans la cour un cochon, une vache, deux oies, des poules et un petit chat. Son mari partait justement : il s’est levé du lit où il dormait habillé dans ses vêtements noirs de charbon, comme s’il était à peine revenu de son travail et la maison est restée à nous deux. J’ai reçu des bonnes patates cuites, j'y ai ajouté des tomates et du pain, elle a fait bouillir du lait et j’ai ajouté mes biscuits. Nous nous sommes couchées dans leur grand lit, avec les draps que son mari venait de quitter. Au début, je n'ai pas pu m’endormir à cause de l’odeur pénétrante, mais c’était intéressant. Je me disais, que ferait ma tante si pédante ! Le matin, Mme Farragos m’a réveillée et elle m’a accompagnée presque jusqu’à la place centrale.
Après une heure d’attente pour le bus ; j'ai eu une bonne place, la route était très belle et à huit heures de matin j’étais déjà ici, à Gyilkostó, le fameux village de vacances avec le lac du même nom “Le lac qui tue”. Au début, il ne me plaisait pas. Tu ne dois pas trop espérer d'avance, sinon tu seras déçue. J'aurais pu aller à deux excursions organisées, mais finalement je suis partie jusqu’au lac pour me baigner toute seule. L'eau était sale et froide : “je n'y entrais pas !”
Je repartis.

Devant moi un groupe. Je demande à deux filles :
- Où allez-vous ?
- Nous faisons une promenade jusqu’à la rivière Bihàz.
- C'est à combien?
- Environ une heure.
- Allons-y !

D'abord, j'ai marché seule, ensuite avec un homme inconnu, le photographe qui nous a photographiés. Ensuite il m'a amenée avec une chouette moto jusqu'à la rivière (deux kilomètres) et de retour jusqu’à Gyilkostó. Je lui ai plu, bien sûr (il a quarante ans et il est gros), il m'a déposée au pont où je le lui avais demandée de me laisser : au revoir !

Justement, le garçon près de qui j'étais assise dans le bus passait par là.
- Où vas-tu ? veux-tu aller te baigner dans le lac Gyilkostó ?
- Allons-y !

Le lac "rouge" était trop froid et presque noir, mais nous avons pris un bateau et pendant une heure nous avons ramé un peu partout. C'était très beau. L'air est fort ozoné, les troncs des arbres morts sortent de l'eau partout et l’on doit ramer entre eux (de là vient son nom Lac meurtrier.) L’eau est vert foncé et tranquille comme un miroir, on peut tout voir dedans : les troncs qui sortent se reflètent dans l’eau et apparaissent comme des bardes.

Sur le bord du lac, un chien gris nous gardait : un chien de rocher. Nous avons pique-niqué au bord du lac. Déjeuner, puis enfin je peux écrire. J'ai froid. J’essaierai de faire une petite sieste, mais je ne suis plus fatiguée.

Demain matin je voudrais monter au mont Suhard, je verrai avec qui.

5 septembre, 1957

Qu'est-ce que j'ai fait l’après-midi ? J'ai été au Club, j’y ai flâné et fait la connaissance d’André Grand, un bel ingénieur hongrois de Marosvàsàrhely de 27 ans : c'est la propriétaire de la villa où j'habite qui l'a envoyé vers moi, puisqu'il est seul, lui aussi. Il m'a prise avec sa moto vers Békàs, nous sommes juste avant le crépuscule. J'ai dîné, ensuite je suis retournée au Club (seule), il y avait justement un concert. J’y suis restée un peu, j'ai dansé avec trois ou quatre garçons, ensuite, comme j'ai eu l'impression que Grand était rentré pour un instant, je suis partie le retrouver vers la maison.

Justement, la milice était là et lui demandait ses papiers. Pendant la plus grande partie de la nuit j'ai imaginé plein d’hypothèses, je n'ai pu m’endormir qu'à cinq heures, à l'aube.

Ce matin, André m'a réveillée à huit heures et nous sommes partis vers le Mont Suhard, nous y sommes arrivés en 50 minutes. Nous avons rencontré là un jeune couple en voyage de noces et nous les avons photographiés. Vers midi nous sommes descendus, je me suis séparée de lui et je suis allée au lac avec le garçon avec qui l’on s’est promené hier en bateau. J'ai nagé dans le lac (avec un costume de bain prêté). L’eau reste toujours très froide, mais nager entre les pics sortant de l’eau, restera un souvenir intéressant.

Après un repas froid, j'ai fait la sieste enfin sur un bon lit, différent (et propre). Tout le monde est extrêmement sympa avec moi. Je vais à la poste et, peut-être, aussi chez le photographe, qui m'avait invitée. Demain je continue vers Borszék.

6 septembre, 1957

Je ne suis pas entrée chez le photographe, il avait fait trop d’allusions salaces. Par contre, j'ai très bien dîné dans la cantine d’une entreprise pour seulement cinq lei, (argent roumain, équivalent au franc) dorénavant j’essayerai de manger ainsi. Ensuite j'ai rencontré dans le club le garçon du bateau, lui et sa copine m'ont raccompagnée jusqu’à la maison et je lui ai donné le reçu pour qu'il prenne mes photos. J’ai dormi seule dans la chambre des filles, j'ai lu.

À six heures du matin, j’étais déjà dans le bus et à sept heures j'étais arrivée à Borszék. Je suis restée indécise juste un moment, ensuite j’ai commencé à agir. J'ai demandé à la fille du Bureau des Répartitions si elle connaissait une chambre. Elle m'a orientée vers Villa Violette où je suis. Un petit pavillon tout blanc et amical à côté de la forêt et surtout, d’un aspect très propre. Enfin, j'ai un lit confortable avec un duvet, une armoire et de l'eau chaude (même avec une salle de bains que j’ai le droit d’utiliser). Une petite chambre pour moi toute seule. En plus, par terre dans un grand tas, plein de livres policiers !

Il pleuvote. J'espère que bientôt le soleil ressortira et que demain le temps se réchauffera un peu. Lavée de la tête aux pieds, je suis couchée entre des draps propres et bientôt je dormirai. Cette villa me rappelle sans cesse, celle de la pièce de théâtre Jeux de Vacances de Sébastien.

Entre les sapins

7 septembre 1957

Que Borszék est différent ! Tranquillité, bon air, logement agréable, c’est vraiment un lieu de repos. Confort, et plein d'endroits pour excursions, mais faciles et près, d’énormes sapins majestueux, de très bonnes eaux minérales diverses (d’où son nom.) Silence. Bien sûr, pas absolu. Hier après-midi, je n'ai pas pu m’endormir à cause de la radio d’un voisin, mais maintenant, à travers ma fenêtre ouverte j’entends seulement les chants des oiseaux.

J'ai essayé d’acheter un livre pour étudier, mais je n'ai rien trouvé, pourtant ici je pourrais bien bosser. Je suis donc obligée de lire les romans policiers à ma disposition. J'ai un peu mal aux yeux, mais dehors il pleuvote, quoi faire d’autre ? Je suis devenue paresseuse même pour écrire.

Aujourd'hui j'ai dîné sans payer ! Dans une très bonne cantine, quand j'ai raconté que je n’avais réussi à trouver à manger nulle part. Autant je me sentais misérable avant dîner, (j'étais entrée en vain dans un restaurant après l'autre on ne voulait m’accepter nulle part ), autant j'ai été de bonne humeur après. Et maintenant même le soleil brille de nouveau !

Je suis assise dans le jardin parmi les fleurs, dans un fauteuil agréable avec une couverture sur moi et je lis, j’écris. Á bientôt, mon cher journal, ici, tu es le seul avec qui je peux parler, à qui je peux tout raconter.

8 septembre 1957

Quelle atmosphère grandiose ! Les énormes sapins comme des sentinelles, solides et sûres produisant un tel sentiment de tranquillité, ordre et solidité. Aujourd'hui enfin il a fait beau. Je suis partie, seule à la Caverne des Ours. Un groupe nombreux y allait justement aussi. Sur la route, j’ai rencontré deux garçons de Szeben, j'ai continué avec eux. L'un jouait sur son harmonica, l'autre bavardait. Nous avons continué vers la Cave Gelée, puis passés devant des sources. Nous y avons fait un peu de bain de soleil et cueillis des framboises.

Cette forêt autour de Borszék donne tant de tranquillité, les sapins, l'air pure, les eaux. Ici on peut vraiment guérir !

J'ai mangé dans la cantine. L’après-midi j’ai lu, puis j’ai dormi un peu. Je m’en vais danser, ils m’attendent tous les deux. Ils m'ont aussi photographiée, j'espère qu’ils m’enverront les photos.

Les grenouilles ne sont plus là

9 sept. 1957

Je suis arrivée à Tusnàd les Bains. Pendant les trois heures de la route dans le bus, le garçon assis vis-à-vis de moi m'a regardée fixement, sans me parler, mais quand on est descendu du bus, il m'a dit qu'il voudrait me rencontrer à Bucarest.

Si maman n’avait pas été si prévenante et si elle n'avait pas réservé d'avance, je n'aurais pas eu où loger, mais ainsi j'ai eu une belle chambre dans un coin agréable. Pour le moment Tusnad me déçoit, ne me rappelle pas les beaux souvenirs de mon enfance. J'attends avec impatience de revoir les grenouilles en pierre de ma photo d'enfant.

Retour
14 septembre 1957, Bucarest

Les grenouilles ne sont plus là, elles ne restent plus que sur la photo de mon enfance. À leur place, j'ai retrouvé dans la salle de spectacles une fille, collègue de travail et j’ai rencontré aussi un homme, Radulescu, nous avons décidé d’aller en excursion ensemble. Comme la fille n'était pas venue au rendez-vous, je suis partie vers le lac Sainte-Anne seulement avec lui...

C'était merveilleux ! Le lac est beau de haut, de près, de partout, mais le plus beau c'était de l’intérieur, du milieu ! L'eau était tiède, un peu plus froide en profondeur, propre, transparente, c'était un très grand plaisir d'y nager. Je suis entrée avec une planche jusqu’où c’était profond, ensuite j'ai nagé. Toute seule. C’était une grande aventure. Dans l’énorme lac, il n'y avait personne d’autre que moi. Des gens restaient autour.

C'est un grand et bel endroit, mais dommage qu'il n'y ait pas de forêt autour, seulement des montagnes et que les rives du lac soient négligées, elles étaient jonchées de papier sale et d’ordures. Je me suis bien débrouillée, j’ai réussi à recevoir des bons de cantine pour les deux jours de mon séjour. Nous avons eu du beau temps... Le lendemain j'ai été à la roche Corbeau et à midi je partais déjà.

D’un coup, le désir de retourner m’a prise et je suis rentrée chez moi.

J'aime bien ma chambre, elle fait partie de moi. Il fallait revenir.

J'ai déjà commencé à étudier, c'est cela qui est maintenant le plus important. Et de ne pas me laisser faire : habituer Simon à ce que je puisse aller au cinéma ou dans la rue aussi avec d'autres garçons. Ou au théâtre, avec Sandou. Simon aime seulement les films. Je revis avec plaisir Simon, mais je me sens refroidie. Tout le monde dit que j'ai bonne mine. C’est vrai, j'ai enfin grossi un peu, je suis reposée, bronzée et je me suis tout de suite occupée de mes cheveux.

Le soir
L’étoile entre par ma fenêtre et veut me conquérir ! Comme si elle était là juste pour ça. Mais j’éteins la lumière, elle me manque. Que me veut-elle ? L’étoile est devenue d’un coup toute petite et brille tristement, elle a compris, elle se rend compte que je ne viendrai pas .

On ne peut pas oublier Sébastien, son héros de la pièce L’étoile Inconnue, dit : “Les étoiles ne s'écartent jamais de leur chemin !” C'est vrai aussi dans la vie.

Oh, j’éteins rapidement la lumière, j'ai envie de revoir mon étoile.
Bonne nuit.
C'était la première fois que je partais seule en excursion et j’ai prouvé que je savais me débrouiller.

Lieux de 1957 revus en 2005

lacul rosu
Gyilkosto, lacul rosu, le lac "rouge ou tuant" où je me suis promené en 1957 en bateaux entre les arbres.

Borszék Small house but standing
Borszék est toujours entourée des majesteux sapins et l'eau des sources divers attendent les touristes mais ces maisons croulent, même si on a commencé à restaurer certaines d'entre elles. Celle où j'étais, un peu éloigné du centre, avait même lien web et m'ont gentillement laissé l'utiliser gratuitement.

Flowers and a house to mend

Je lui ai dit

19 Sept. 1957

Simon dit qu'il m'aime beaucoup, vraiment. Je sais, je le sentais depuis mon retour. Pas par ce qu'il dit, mais par ce qu'il ne dit pas. Il n'ose plus me presser, et il ne pense plus à me demander davantage. Il n'ose plus. Moi si. Et pour la première fois, il pense sérieusement à se marier avec moi. Hélas, je me suis tout à fait éloignée. Je suis froide comme une glace.

Ça m'énerve malgré tout quand il commence à me parler de ses maîtresses (indirectement), quand il est fâché contre moi, tant pis. Je l'aime bien comme un copain, mais déjà pas beaucoup plus qu’Eugène. Simon a l'avantage de m'aimer et me le dire, je suis donc gentille avec lui et je lui permets de m'embrasser, mais je ne sens plus rien , absolument rien pendant ses baisers. Au contraire. Je ne le laisserai plus m’étreindre.

20 septembre 1957, Bucarest

Aujourd’hui je le lui ai dit. Il a bien réagi et a proposé qu'on ne se rencontre plus pendant quelques jours, un certain temps. Je l'aurais voulu, moi aussi, mais j’ai eu de la peine pour lui. Je n'ai pas osé. Que faire ?

Est-ce de ma faute s'il me laisse d’un coup tout à fait froide ! Je commence même à sentir une répulsion. En même temps, j'ai des regrets (pitié ?) Et puis, je n'ai personne d'autre. C'est difficile de savoir que faire. Mais... Je dois en parler avec Alina.

Je savais que ce serait moi qui en aurais assez la première, mais je croyais que ça serait facile pour moi. C'est vrai, je ne « souffre » pas, mais c'est pénible. J’ai honte. En réalité, je lui ai menti ce soir : en ne lui disant rien. Si, je lui avais dit. Mais alors, pourquoi l'ai-je rappelé au téléphone ?

Je suis provocante, torturante, méchante. Et je n’ai pas la conscience tranquille. Je suis une mauvaise fille. Bert a été accablé, Bandi est torturé, Simon va l'être aussi, probablement. Et moi, pas. C'est vrai, j'ai eu de la peine, moi aussi, à cause de G. et de Moïse, mais pas trop, c'est passé assez facilement. De toute façon, je ne les connaissais pas, c'étaient seulement des béguins de jeunesse.

Ne deviendrais-je jamais vraiment amoureuse ? (mais sans souffrir.)

J'espère que l’amour réciproque existe. Même si la triste vérité est (il paraît) que l’un aime toujours davantage que l'autre.

Je viens de voir une bonne pièce de théâtre, comme un morceau de vie. Je voudrais déjà connaître mon mari ! J'espère, que ses baisers ne me laisseront jamais froide. Je l'espère, beaucoup, en craignant.
Eh bien, bonne nuit !

22 septembre 1957, Bucarest

Simon voudrait (inconsciemment ?) me fâcher avec Édith et ne plus voir Alina, mais il n’arrivera pas à ses fins. On m'a toujours dit que l'amitié féminine n’était pas durable, que les femmes se brouillent à cause des hommes. Je ne l'ai pas cru jusqu’à maintenant. J'ai presque eu des problèmes avec Alina à cause de son mari et d’Eugène (qui lui avait fait la cour un peu, avant), mais nous avons été plus intelligentes, nous nous aimons et nous sommes passées à travers. Je n’étais pas fâchée contre Édith à cause d'Eugène (je n'avais réellement pas de quoi) et je ne vais pas m’affliger à cause de Simon non plus (même s'il y aurait de quoi). Simon ne vaut pas que je rompe avec une amie. Et aucun des garçons, non plus.

On a si peu d'amis, il ne faut pas en attendre trop, de chacun seulement ce qu'on peut. Je reçois beaucoup dans l’amitié avec Édith, je me sens bien avec elle, je peux lui lire des poèmes, on a des goûts communs dans des tas de domaines... Simplement, je ne dois pas la mettre en présence des garçons qui me font la cour, au moins pas avant qu'ils ne m’intéressent plus. Quand on est côte à côte, c'est mauvais pour moi, parce qu'Edith ne peut pas se comporter autrement, tenir compte de moi et ne pas flirter avec tous. « J'en tire la conséquence » comme disait maman dans son adolescence, mais ne romprai pas avec elle, je ne vais pas me refroidir. Je savais toujours qu'elle était égoïste.

Marthe, mon amie de Kolozsvàr, a un petit garçon. Le premier bébé de mes amies ! Que j'étais ravie qu’elle m'ait laissée bercer son fils, le tenir dans mes bras et même le sortir dans le jardin.
Aujourd’hui, je suis encore plus heureuse, parce qu'Alina est enceinte et le laisse cette fois-ci. Elle aura son bébé en Mai, je l'attends avec impatience. Il sera comme mon premier enfant.

27 septembre 1957
Hier soir j'ai appris quelque chose : aie des prétentions, alors tu peux tout obtenir d'un homme. Même s’il ose rouspéter au début, ensuite il s'habitue. Je devrai m’y tenir.

4 oct. 1957
Je l'aime de nouveau. Il me plaît. Et je l'estime plus qu’avant. Je le plains.
Mais malgré cela, je ne vais pas devenir sienne. Pas question. Aujourd’hui Simon m’a manqué énormément. Et bien sûr, juste aujourd’hui, il ne viendra pas. Qui sait ? Peut-être, Eugène passera. R. est passé pour prendre les disques qu’il m’avait prêtés.

Sandou aurait voulu venir me voir, mais j'aurais préféré être avec Simon. J'ai déjà oublié ce que je me suis promis : ne rien décider d'avance avec lui. Il faut que je le tienne. Aujourd’hui j'aurais dû sortir avec Sandou. Au lieu de sortir avec lui, j'attends à la maison, bêtement, Simon.
Je préfère attendre avec désir que de me sentir étrangère à lui. Maintenant il m'est cher. J'ai réarrangé ma chambre. Elle me paraît mieux, plus agréable.
___
Il vient m’appeler, il arrive.

5 octobre 1957

J'ai commencé à lire "Les quarante jours de Musa Dag" de Werfel. Je n'ai lu encore que ses trois premiers chapitres, mais je suis stupéfaite. Je n'arrivais pas à m’arrêter. C’est pourtant un livre épais, on ne peut pas le finir d'un seul coup. C’est comme une symphonie. Le futur sombre commence à apparaître, un premier, puis un deuxième accord menaçant, et la masse des gens encore inconscients du danger. Le livre parle de la destruction du peuple arménien par les Turcs et de la lutte d’un chef de clan (marié à une française) pour sauver ce qu’il peut. Il est possible que je le ressente aussi fortement parce que je suis juive. Parce que j’ai vécu, moi aussi la tragédie du peuple juif, sa déportation, sa destruction en masse, même si c'était seulement pendant mon enfance.

C'est vrai que ça n'a pas duré seulement quarante jours et que moi, j’ai survécu. Eux sont des Arméniens, cela ne change rien. Je ne sais pas pourquoi j'ai l'impression d'un morceau pour piano. Comme si on devait le transposer dans une autre gamme et il resterait le même. Ce roman contient aussi tant de vérités sur la vie. Et des gens vivants. Enfin, de nouveau un grand livre, un bon livre !

Qu’ils me paraissent petits, d’un coup, tous mes problèmes avec les garçons !

Il vient, il ne vient pas pendant deux à trois jours, pendant une semaine. Tout cela paraît si futile maintenant.

Bonne nuit. J’espère que je pourrai m’endormir. Il le faut. Demain commence une journée d’études sérieuse.